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pays. Son ironie va plus loin : elle franchit les Pyrénées, elle voit l’Europe, le siècle entier, nos œuvres, nos tendances, peignant le tout d’un mot cruel ; ce mot qui symbolise l’époque, c’est cuasi. Pauvre monde, pauvre siècle que le nôtre aux yeux de l’humoriste espagnol ! Peu s’en faut que nous ne soyons de quasi-hommes traînant une quasi-existence à travers de quasi-événemens. Comme l’étudiant don Cléofas, Larra se laisse emporter par son imagination au-dessus de Paris, et dans tous les bruits, dans toutes les rumeurs qui montent jusqu’à lui, il ne sait distinguer qu’un mot : toujours cuasi ! La France, pour ce pessimiste qu’il n’est pas nécessaire de combattre, n’a pu arriver qu’à faire une quasi-révolution ; grande nation quasi-mécontente, menacée de commotions politiques quasi-prochaines ! La Belgique est un pays quasi-naissant, quasi-dépendant de ses voisins, avec un quasi-roi. En Italie, ce sont de quasi-états quasi-autrichiens. Au Nord, l’Allemagne est un assemblage de peuples avec des gouvernemens quasi-absolus, quasi-tempérés par des diètes et des institutions quasi-représentatives. En Angleterre, c’est un commerce quasi-maître du monde, un autre quasi-roi, une majorité quasi-whig, et un gouvernement quasi-oligarchique, qui a la singulière audace de s’appeler libéral. Dans toute l’Europe, enfin, c’est une lutte éternelle entre deux principes, que le quasi-triomphant vient résoudre à son profit, au moyen de son juste-milieu de quasi-rois et de quasi-peuples. Si l’on en croit l’amer satirique, ce n’est là qu’un signe de défaillance. Les hommes, comme les peuples, ont perdu la verdeur de la jeunesse ; ils ne peuvent plus rien faire qu’à demi ; au lieu d’agir dans la plénitude de leur force, ils tâtonnent, ils transigent, ils morcèlent leurs résolutions, ils sont incomplets dans leurs vertus et même dans leurs vices. Le siècle s’affaisse brandissant inutilement dans l’air son drapeau où est inscrit le mot fatal qui lui sert à déguiser sa décadence. Nous ne donnons pas ce morceau, qui porte justement le titre de Cauchemar politique, comme l’expression d’une vue équitable et supérieure du siècle, pas plus que le Jour des Morts ne saurait exactement représenter l’Espagne moderne dans sa transformation. Sans nier ce qu’il y a de sagacité poignante et forte dans ces deux fragmens satiriques, nous y voyons le dernier mot d’un scepticisme courroucé qui cherche partout des alimens, le suprême effort d’un homme qui prête à tous les objets le trouble et le désordre qui sont en lui.

Pour pénétrer jusqu’aux plus intimes profondeurs de cette ame ulcérée, pour découvrir la source mystérieuse et troublée d’où jaillissent des inspirations devenues si acerbes, il faut lire ces pages d’une énergie passionnée, brutale, cynique, non sans éloquence toutefois, où Larra se met lui-même en scène comme sur un théâtre de dissection, et qui ont pour titre la Nuit de Noël ou Délire philosophique. Autrefois, dans le monde ancien, il y avait un jour où entre les maîtres et les esclaves les rôles étaient intervertis ; on dénouait un moment les