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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/254

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gloire, — inconséquence rare ! — tu méprises peut-être ceux pour qui tu écris, et tu vas, l’encensoir à la main, réclamer leur adulation. Tu flattes ton lecteur pour en être flatté…

— Assez ! assez !

— Tout à l’heure. Moi, enfin, je n’ai pas de nécessités ; toi, au contraire, malgré ta fortune, tu vas aller peut-être te mettre entre les mains d’un usurier pour un caprice frivole, parce qu’il vous faut de l’or, à vous, pour quelque banquet où parade votre vanité en portant des toasts. Tu lis nuit et jour, feuilletant les livres pour y chercher la vérité, et tu souffres de ne la trouver nulle part écrite. Être ridicule, tu danses sans joie, et ton mouvement turbulent ressemble à celui de la flamme qui brûle sans avoir conscience d’elle-même. Quand je veux des femmes, je mets un salaire dans ma main, et j’en trouve qui sont fidèles plus d’un quart d’heure. Toi, tu mets la main sur ton cœur, tu le jettes sous les pas de la première venue, et tu ne veux pas qu’elle le puisse fouler aux pieds avec mépris ; tu lui livres ce dépôt sans la connaître. Tu confies ton trésor à une femme pour sa jolie figure, et tu es tranquille parce que tu aimes. Si demain ton trésor disparaît, c’est le dépositaire que tu en accuseras, lorsque c’est toi seul qu’il faudrait appeler imprudent et imbécile.

— Par pitié ! cesse, voix infernale.

— Je finis. Tu inventes des mots, et avec eux tu crées des sentimens : les sciences, les arts, élémens de l’existence ; — la politique, la gloire, le pouvoir, la richesse, l’amitié, l’amour. Lorsque tu découvres que ce ne sont que des mots, tu blasphèmes et tu maudis. Tandis que le pauvre Asturien mange, boit et dort, et n’est trompé par personne ; — s’il n’est pas heureux, il n’est pas malheureux, il n’est du moins ni homme du monde, ni ambitieux, ni élégant, ni écrivain, ni amoureux. Aie donc pitié du pauvre Asturien ! Tu me commandes, et tu ne sais pas te commander à toi-même. Aie pitié de moi : je suis ivre de vin, il est vrai, mais tu es ivre, toi, de désirs et d’impuissance !… »

Il est maintenant facile, même à l’observateur le moins attentif, de mesurer la distance qu’il y a entre le Pobrecito Hoblador et les derniers éclats de cette passion superbe ; on peut assister, en quelque sorte, aux évolutions capricieuses de cette ironie, suivre dans la variété de ses tendances, dans sa marche invincible, le génie de cet humoriste qui comptera, quoiqu’il soit encore à peine connu de l’Europe, parmi les plus grands héros modernes du doute. D’un seul coup d’œil on peut embrasser les deux côtés de cette existence ; des œuvres d’une sincérité douloureusement naïve sont là pour dire quel travail intérieur a rempli l’intervalle qui sépare ces deux points extrêmes. Le secret d’une telle vie, en effet, c’est la lutte ; le champ de bataille, c’est une ame douée des plus rares qualités naturelles. Il est triste, au bout d’un si dramatique combat, de n’avoir à constater qu’une nouvelle victoire de la mort. Larra écrivait ces pages de la Nuit de Noël quelque temps seulement avant de se frapper de sa propre main, dans la force de l’âge, à vingt-huit ans. Le jour de sa mort, le 13 février 1837, une femme, dit-on, était venue chez lui pour consommer une rupture déjà commencée, pour redemander des lettres d’amour et effacer ainsi le