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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/283

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tu vois, tout ce que tu sens en toi-même[1], » nous reconnaissons l’impiété philosophique et aussi le panthéisme de Shelley. Nous le retrouvons en étudiant le caractère d’Épicure, que Voltaire admirait dans les beaux vers de Lucrèce, et quand Baruch Spinoza prélude, par ses négations hardies, aux travaux de l’école allemande moderne, il ne fait que perpétuer les traditions à la fois mystiques et sceptiques qui circulaient sourdement au moyen-âge parmi de nombreuses sectes, — comme celle des pauliciens, — ennemies du dogme chrétien, de la papauté triomphante. Or, depuis Shelley, que de tentatives pareilles aux siennes ! et, pour ne parler que des plus illustres, n’y a-t-il pas, soit dans les Paroles d’un Croyant, soit dans Lélia, bien des pages que l’auteur de la Révolte d’Islam et de l’Epipsychidion aurait écrites avec bonheur ou lues avec reconnaissance ? Bref, se compteraient-ils aisément, les poètes de tout ordre et de tout génie qui ont tour à tour maudit l’organisation sociale actuelle et salué l’avènement d’une ère nouvelle, ère de liberté, de lumière et d’amour ?

Selon leurs tendance politiques et religieuses, infidèles ou croyans, conservateurs ou initiateurs, les admirent ou les plaignent, les exaltent ou les déprécient ; cela se conçoit. On conçoit aussi que l’ironie des hommes faits s’attaque volontiers aux juvéniles illusions, aux candides espérances, à l’emphase ambitieuse des réformateurs poétiques. Ce qui se concevrait moins, c’est qu’on eût pour des penseurs tels que Spinoza ou Shelley, — leur parenté intellectuelle est des plus proches, — une antipathie sérieuse, un mépris réel. Toute estime est due à leur vie, toute confiance à leur sincérité. Leur courage, leur dévouement désintéressé, restent hors de doute, et leurs grandes facultés ne sont pas de celles qu’on peut nier ou méconnaître. Si, par le malheur de leur nature exigeante et raffinée, ils ont ressenti plus vivement que d’autres les tristes lacunes de la condition humaine ; si, rêvant la perfectibilité indéfinie de leur race, ils ont travaillé, avec plus de zèle et moins de prudence, à l’émancipation des intelligences qu’ils jugeaient asservies ; s’ils ont, au risque et au détriment de leur bonheur, pris en main la cause du faible contre le fort avec une abnégation plus entière, devons-nous, pour cela, les maudire et persécuter leur mémoire ? Ou bien, condamnant à l’oubli les torts douteux de leur esprit, les généreux excès de leur dévouement, n’est-il pas plus juste de jeter, comme l’a dit lui-même l’auteur d’Alastor, « quelques fleurs éplorées, quelques guirlandes de cyprès votifs sur la couche solitaire où le poète repose à jamais ? »


E.-D. FORGUES.

  1. Estne Dei sedes nisi terra, et pontas, et aer,
    Et coetum, et virtus ? Superos quid quoerimus ultrà ?
    Jupiter est quodcumque vides, quodcumque moveris…