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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/39

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qu’il parloit et qu’il écrivoit juste ! jusqu’à dire qu’il rioit si juste et si à propos qu’à le voir rire elle devinoit ce qu’on avoit dit. J’ai connu Voiture : on sait assez que c’étoit un génie exquis et d’une subtile et haute intelligence ; mais je vous puis assurer que dans ses discours ni dans ses écrits, ni dans ses actions, il n’avoit pas toujours cette extrême justesse, soit que cela lui vînt de distraction ou de négligence. Je fus assez étourdi pour le dire à Mme la marquise de Sablé, un soir que j’étois allé chez elle avec Mme la maréchale de Clérembaut ; je m’offris même de montrer dans ses Lettres quantité de fautes contre la justesse, et vous jugez bien que cela ne se passa pas sans dispute. Mme la maréchale prit le parti de Mme la marquise, soit par complaisance ou qu’en effet ce fût son sentiment. Quelques jours après, je fis ces observations, où je ne voulus pas insulter ; je me contentai d’apprendre à ces dames que je n’étois pas chimérique et que je n’imposois à personne. Un de mes amis fit voir à Mme la marquise les endroits que j’avois remarqués, et cette dame, que toute la cour admire, me parut encore admirable en cela qu’elle ne les eut pas plus tôt vus qu’elle se rendit sans murmurer. Je vous assure aussi que madame de Longueville, que Voiture a tant louée, trouve que j’ai raison partout. Que si M. le Prince, comme vous dites, se montre un peu moins favorable à mes observations, c’est que, dès sa première enfance, il estime cet excellent génie, et que les héros ne reviennent pas aisément. Aussi je tiens d’un auteur grec que c’étoit un crime à la cour d’Alexandre de remarquer les moindres fautes dans les œuvres d’Homère. »

Voiture et Homère ! Mais, après avoir ri, on remarque pourtant cet accord singulier des personnes les plus spirituelles d’alors, de Mme de Sévigné, de Mme de Sablé, cette Sévigné de la génération précédente. Boileau lui-même ne parle de Voiture qu’avec égards et en toute révérence. Pour se rendre compte de la grande réputation du personnage et, en général, pour s’expliquer ces hommes qui laissent après eux des témoignages d’eux-mêmes si inférieurs à la vogue dont ils ont joui, il faut se dire que les contemporains, surtout dans la société, s’attachent bien plus à la personne du talent qu’aux œuvres ; là où ils voient une source vive, volontiers ils l’adorent, tandis que la postérité, qui ne juge que par les effets, veut absolument, pour en faire cas, que la source soit devenue un grand fleuve.

Qu’on soit Voiture ou Bolingbroke, la postérité vous demande ce que vous aurez laissé plutôt que ce que vous aurez été, et elle se montrera même d’autant plus exigeante que vous aurez eu plus de nom.

Pour la réputation du chevalier, il est à regretter que, dans ses beaux jours, il n’ait pas eu une place à l’Académie française ; il en était très digne à sa date. D’Olivet ensuite lui aurait consacré une de ses petites notices en deux ou trois pages d’un style si exact et si excellent, et qui l’aurait fixé à son rang littéraire. Si on me demandait, en effet, ce qu’était proprement et par-dessus tout le chevalier de Méré, je n’hésiterais pas à répondre : C’était un académicien. Ses écrits, surtout ses Lettres et ses Conversations avec le maréchal de Clérembaut, fourniraient