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Plus la croissance de la cité polonaise (s’il est permis d’appliquer ce mot à une république tout agricole et militaire) avait été précoce et exagérée au milieu de l’Europe encore toute féodale et monarchique, plus sa séparation du peuple devint complète. Dès-lors ce peuple s’abrutit dans sa servitude, et la noblesse se consuma dans sa licence et ses privilèges. Cette braise, qui ne se renouvelait plus à aucun foyer vierge, tomba en cendres et laissa consumer l’état. Nous savons ce qu’elle est aujourd’hui. Où donc prendre maintenant de nouveaux citoyens, sinon en ouvrant tout large le vaste réservoir d’où sont sortis les anciens ?…

« Nous ne croyons pas, disent certains publicistes français et allemands, à une démocratie qui vient d’en haut ; vous ne nous persuaderez jamais que vos propriétaires ourdissent tout exprès des révolutions pour doter leurs fermiers, ni que vos nobles se fassent exiler, pendre et massacrer depuis quinze ans, pour rendre citoyens des paysans qui ne veulent pas l’être. — Oui, si la société polonaise avait poursuivi le cours normal de ses développemens depuis le 3 mai 1791, ce ne seraient probablement pas les propriétaires et la noblesse, ce serait le peuple qui réclamerait la démocratie et les lois agraires ; les différentes classes auraient pu se constituer en puissances séparées et rivales ; le peuple cherchant la fortune pour son propre compte, les privilégiés ne la lui auraient cédée qu’à leur corps défendant ; mais ç’a été le bienfait chèrement payé de la conquête étrangère d’avoir rendu l’égoïsme des classes aussi absurde en Pologne qu’il parait rationnel en Occident… La conquête a privé les classes éclairées de tout ce qui leur fournit en France, en Allemagne et en Angleterre, des intérêts, des passions distincts des passions et des intérêts du peuple. On a ôté au corps de la noblesse toute signification militaire et politique ; tant mieux, cela fait que la noblesse ne peut plus employer ses lumières à défendre ses privilèges contre le peuple, mais à s’associer ce dernier dans ses tentatives révolutionnaires. La petite propriété foncière est devenue impossible, la moyenne ruineuse, avilissante et plus périlleuse que toute révolution ; tant mieux encore, cela fait que les propriétaires, ne pouvant plus être jaloux vis-à-vis des paysans de leur droit de propriété, les convient au contraire à en partager les chances… Aujourd’hui que la supériorité morale et intellectuelle de la noblesse ne lui sert absolument qu’à mieux sentir les humiliations de la patrie, à côté d’un peuple incapable de les comprendre, quel autre parti peut-elle tirer de son intelligence, sinon d’en illuminer ces masses froides et obscures sans l’appui desquelles elle ne peut rien ni pour soi ni pour elles ? »


Mieroslawski revient sans cesse à cette conclusion, qu’il faut que le propriétaire se résigne à démembrer sa propriété, qu’il faut donner au paysan cultivateur la pleine possession du champ qu’on lui a jusqu’ici prêté pour le faire vivre et l’entretenir en état comme on entretient un instrument d’exploitation. Telle est en effet la situation normale, non point de la Pologne prussienne, où le paysan est propriétaire depuis 1821, mais encore aujourd’hui de la Pologne autrichienne et russe. La terre entière du village est le domaine du seigneur ; celui-ci seulement en laisse aux paysans une portion à part dont ils recueillent les