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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/719

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— C’est donc vous qui demeurez là ? Alors vous pouvez vous vanter de m’avoir fait faire plus de deux lieues à votre recherche.

— J’en ai fait deux cent quarante pour vous rencontrer, repris-je, et vous êtes en reste avec moi.

Le bravo me répondit avec ce même rire contraint qui m’avait abusé une première fois.

— Je cherchais un étranger avec lequel on m’avait prévenu que je devais avoir affaire, et une erreur, que je reconnus bientôt, m’avait seule conduit chez vous ; mais je vous connais maintenant, seigneur cavalier, et je ne serai plus exposé à commettre quelque nouvelle bévue. Je n’ai besoin de voir les gens qu’une fois, et je n’oublie plus leur figure, fût-ce au bout de vingt ans.

Ces derniers mots furent accentués de façon à ne me laisser aucun doute sur la signification menaçante d’un pareil aveu. Je gardai le silence, mais le bravo sembla s’être repenti d’avoir ainsi trahi son ressentiment. Il reprit d’un ton de brusque gaieté et en se retournant vers l’hôtesse

— Holà ! patrona, vous avez sans doute servi les meilleurs morceaux à ce cavalier que je tiens en estime toute particulière ?

— J’ai parfaitement soupé, interrompis-je, et je n’ai qu’à me louer de notre hôtesse, mais je n’ai plus faim.

— Eh bien ! nous boirons alors à notre rencontre inespérée. Patrona, apportez-nous une bouteille d’eau-de-vie de Catalogne.

J’étais fort embarrassé pour décliner cette repoussante invitation, que la prudence me faisait un devoir d’accepter, quand une intervention amicale et bien inespérée vint mettre un terme à mon hésitation. C’était le capitaine ou plutôt le lieutenant don Blas P…, à qui l’on donnait par courtoisie le titre de capitaine, qui se leva de table à son tour et vint me souhaiter la bienvenue.

— Vous serez des nôtres, je l’espère, capitaine ? reprit le bravo.

Le lieutenant accepta sans façon ; mais, enhardi par sa présence, je refusai formellement l’invitation.

— Je suis harassé, ajoutai-je, et je me retire de ce pas dans ma chambre. Capitaine don Blas, si votre itinéraire est le même que le mien, je serai fort heureux de profiter de votre compagnie, et nous ferons route ensemble au point du jour vers Mexico.

Don Blas s’excusa de ne pouvoir accepter ma proposition, alléguant que certaines affaires très sérieuses le retiendraient toute la journée du lendemain dans les environs ; puis il s’assit en face de don Tomas, devant qui l’hôtesse avait placé la bouteille d’eau-de-vie de Catalogne.

— Adieu, seigneurs cavaliers, repris-je alors ; je souhaite que vous dormiez aussi tranquillement que je vais le faire moi-même.