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et de déshonorer à la face du monde le principe protestant, en le faisant servir au renversement des dogmes les plus révérés ; il prenait à partie l’auteur de l’Institution chrétienne, dont il prétendait abattre d’une main et refaire de l’autre l’œuvre tout entière. Enfin, comme pour envenimer encore la blessure, il avait annexé à son livre[1] une série de lettres à Calvin, où le réformateur de Genève était réfuté avec une hauteur magistrale. — « Tu te trompes grossièrement (lettre XIII). » - « Tu n’as pas encore bien compris en quoi consiste la vraie régénération (lettre XV). »- « J’admire, en vérité, qu’un homme d’un esprit sain, comme tu te vantes de l’être, ait cédé à de si futiles motifs (lettres VIII et XII). » -En d’autres endroits, c’est un ton de protection qui eût fait sourire un autre homme que Calvin, mais qui exaspéra cette ame irascible : « Je t’ai souvent averti que tu t’égarais en admettant cette monstrueuse distinction de trois choses divines (lettre III). » -« Puisque tu ne discernes pas bien la différence qui sépare le gentil du juif et du chrétien, je vais, en peu de mots, te la faire comprendre (lettre XIX). » - La dernière lettre se termine ainsi : « Puisse le Seigneur te donner la bonne intelligence de toutes ces choses et t’animer de l’esprit de vérité, au nom de Jésus-Christ et de Dieu le Père ! Amen. »

C’est avec ces airs de supériorité que Michel Servet osait écrire à un homme dont le nom, en Europe, balançait seul celui de Luther, et à qui les Mélanchthon, les Bucer, les Capito, avaient décerné le titre qui pouvait le plus flatter son orgueil, en l’appelant le théologien. L’irritation de Calvin fut à son comble. S’il avait eu l’ame grande, le vif sentiment de ses griefs personnels l’eût détourné de tout dessein violent, même contre un dangereux novateur. En détestant les doctrines, en poursuivant le livre, il eût craint de nuire à l’homme. Malheureusement, il faut le dire, Calvin ne portait point un cœur qui fût au niveau de son génie. Il écouta les conseils de la haine, et forma contre son ennemi un des desseins les plus perfidement atroces que la fureur théologique ait jamais inspirés.

  1. Voici le titre complet de l’ouvrage : Christianismi Restitutio, totius ecclesiœ apostolicœ ad sua limina vocatio, in, integrum restituta cognitions Dei, fidei Christi, justificationis nostroe, regeneratione baptismi et coenoe Domini manducationis. Restituto denique nobis regno coelesti, Babylonis impioe captivitate soluta, et antichristo cum suis penitus destructo. — 734 pages in-8, avec un feuillet d’errata. Au bas de la dernière page sont les initiales de l’auteur et l’année de l’impression M. S. V. [Michaël Servetus Villanovanus] 1553. L’ouvrage fut tiré à mille exemplaires, selon le témoignage de Servet (interrogatoire du 17 août, dans le manuscrit de Genève). Il paraît qu’il n’en reste plus que deux, l’un à la Bibliothèque nationale, l’autre à la Bibliothèque impériale de Vienne. On dit que le premier avait été acheté à la vente de Gaignat, pour le duc de La Vallière, au prix de 3,810 francs. C’est d’après l’exemplaire de la bibliothèque de Vienne que De Murr a donné une contrefaçon de l’ouvrage, imitant l’original ligne pour ligne (Nuremberg, 1790, in-8). Une nouvelle édition, qu’avait entreprise à Londres le docteur Mead, n’est pas allée plus loin que la page 253.