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prise d’écrire tout au long les deux poèmes de l’Iliade et de l’Odyssée. Un voyageur anglais, Robert Wood, fut le premier qui s’attaqua à ces naïves croyances ; encore son Essai sur le génie d’Homère renferme-t-il plus d’affirmations que de preuves, plus de conjectures que d’idées arrêtées. Plus tard, Mérian reprit les idées de Wood, et leur donna une forme plus précise ; mais ce travail, lu en 1769 à l’académie de Berlin, ne fut inséré que plusieurs années après dans les Mémoires de cette société ; Wolf eut à peine le temps d’en prendre connaissance et de consigner son approbation dans une note.

Wolf ne conteste pas aux Phéniciens la gloire d’avoir, en vertu de leur droit d’aînesse, enseigné aux Grecs les premiers élémens de l’art d’écrire ; seulement il est peu disposé à rapporter ce bienfait à Cadmus. Qu’après tout les barbares de la Béotie aient appris de Cadmus à tracer péniblement quelques caractères grossiers, là n’est pas la question. Ce qu’il, importe de savoir, c’est par quels lents progrès l’écriture arriva insensiblement à cet usage facile et populaire qui seul rend possible la composition d’un long poème d’après nos procédés modernes. C’est là une distinction qu’on n’avait pas assez faite. Il semblait que l’écriture une fois inventée ne dût plus être un secret pour personne et eût été portée tout d’abord à sa dernière perfection. Les choses ne vont pas si vite. Selon Wolf, il ne fallut pas moins de six siècles pour achever une pareille conquête. On ne sait pas assez en général combien ont dû coûter d’efforts et de patience les découvertes qui sont si bien passées dans nos usages, qu’elles semblent avoir été à toutes les époques une nécessité de la vie. Wolf a soigneusement cherché la trace des premiers tâtonnemens par lesquels les Grecs préludèrent à l’écriture. Tant qu’ils durent se contenter pour tous matériaux de tables de bois, de feuilles de métal ou même plus tard de peaux de chèvres et de moutons, ils purent y tracer péniblement des lois, un traité de paix, l’issue d’un combat heureux, c’était tout ; et d’ailleurs pendant long-temps leur ambition n’alla pas au-delà. Pour stimuler l’industrie, il fallait que les esprits devinssent plus soucieux de l’avenir, plus jaloux de laisser des monumens durables. Les poètes même, dans les âges héroïques, n’aspiraient pas à l’immortalité ; ils étaient plus sensibles aux applaudissemens sympathiques de leur auditoire, à l’émotion contagieuse qui naît de la foule assemblée, qu’au sentiment incertain des générations futures. Ils auraient cru glacer leur inspiration s’ils avaient substitué des caractères muets à la vivacité de la parole et à l’harmonie des chants. Dans les siècles qui suivirent, l’imagination, éclairée par l’expérience, perdit quelque chose de son ardeur : on s’accoutuma à envisager la vie sons des aspects plus sérieux, et de là naquirent des idées nouvelles qui pouvaient se passer du charme des vers et dont la nature répugnait à ce gracieux artifice. La philosophie et la science, sans détrôner la poésie,