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sait remuer et entraîner les masses, de Richard Cobden, par exemple ; Dickens est démocratiquement, puissamment populaire. Il n’y a pas pléonasme : on peut plaire au peuple sans le flatter. Scott, l’esprit le plus impitoyable d’aristocratie, le prouva bien. Nous avouons, pour notre part, n’avoir qu’un faible penchant pour ces natures inélégantes chez qui la force supplée à tout ; mais songer à nier leur action, cela ne se peut.

Ce qui prouverait au besoin l’impression profonde faite par Dickens en Angleterre, c’est l’égale exagération où tombent, à son égard, ses détracteurs et ses amis. Pour les uns, Shakespeare a trouvé un digne continuateur chez l’auteur de Chuzzlewit, tandis que les autres ne veulent voir en lui qu’un metteur en œuvre, plus ou moins habile, du Newgate Calendar. Dickens ne mérite, il faut bien le dire, « ni cet excès d’honneur ni cette indignité. » Au premier abord, on en veut à Dickens de tout ce qu’il a déjà écrit, mais plus tard on lui en veut surtout de ce qu’il n’a point écrit encore. Au lieu de dire : « C’eût été si facile de ne point faire cela, » on dit : « Il lui eût été si aisé de faire mieux, » et des deux rôles qui s’offraient à lui dans la littérature anglaise, on s’étonne de le voir si long-temps s’attacher au moins digne pour ne faire mine d’aborder l’autre que si tard.

Il existe en Angleterre un genre d’écrits il y a peu d’années encore inconnu aux autres peuples, et dont le bon goût français, s’il fût resté fidèle à ses vieilles traditions, aurait sans aucun doute garanti le reste de l’Europe. La fâcheuse notoriété d’un livre récent venu à une époque de scepticisme et d’ennui, réveillant par l’apparence trompeuse de certaines idées philanthropiques l’intérêt d’une société charitable et corrompue, a procuré à la France le triste honneur d’introduire sur le continent cette déplorable littérature. Ce n’est pas d’aujourd’hui que chez nos voisins d’outre-Manche on s’amuse à scruter les secrets du bagne et d’autres lieux immondes ; les scènes de Newgate et de Saint-Giles sont depuis long-temps un thème favori pour les écrivains britanniques. Le plus précieux même des romanciers de l’Angleterre, le plus langoureux de ses dandies, sir Edward Bulwer Lytton, n’a pu se défendre de sacrifier au penchant national, et si Paul Clifford nous a montré le routier dans ce qu’il a de plus poétique, Pelham n’a point reculé devant le plus fangeux des bacle-slums[1]. Toutefois cet esprit-là vient de plus loin encore. En 1727, l’immense succès du Beggars’ Opera[2] de Gay montra assez quelle sympathie rencontraient parmi la société de Londres ces peintures des, mœurs populaires dans ce

  1. Certains endroits dans Londres où se réunissent les mendians et les gueux de toute espèce, et qui correspondent à peu près à l’ancienne Cour des Miracles.
  2. Littéralement l’opéra des gueux.