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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/924

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vécu dans l’estime d’eux-mêmes ; réfléchissez qu’il y en a des millions à l’heure qu’il est, des millions, pensez-y, qui de cette estime n’ont jamais su le nom, auxquels aucune chance n’a été offerte de l’apprendre ! Allez, vous qui ne parlez que de la « douce paix de la conscience » et d’une « honnête fierté ; » allez dans les mines, les factoreries, les forges ; visitez les hideuses profondeurs où se cache l’ignorance, l’abîme où une criminelle incurie précipite une trop grande portion de l’humanité, et dites quelle plante peut germer ou s’ouvrir dans un air si infect que la flamme de l’intelligence s’y éteint aussitôt qu’on l’allume !

C’est moins encore ici la puissance du langage de Dickens qui nous frappe que la faveur avec laquelle on accueille un pareil langage en Angleterre. L’auteur de Chuzzlewit n’est pas seul à demander ainsi grace pour les classes opprimées. D’Israëli dans Sybil, Bulwer dans Lucretia, lady Georgina Fullerton dans un fort beau chapitre de Grantley Manor sur les « vertus des pauvres, » soutiennent de leurs voix éloquentes un chœur qui retentit de toutes parts dans la hautaine Albion. Le peuple est à la mode, et la philanthropie dans l’air. Les idées humanitaires trouvent leurs partisans également dans la grande dame et dans l’écrivain populaire, dans le protectioniste de la chambre des communes et dans le dandy littéraire. Puis, remarquez comme ce mouvement coïncide avec un état anormal de toutes choses : avec d’antiques immunités détruites et d’exorbitans privilèges arrachés aux mains d’une oligarchie ébranlée par les masses affamées et menaçantes ; avec la liberté des cultes octroyée officiellement, et une explosion de tendances irréprimables, spontanées, vers la religion catholique. Tout cela donne à penser ; mais l’Anglais qui, ainsi que le reste des humains, a les défauts de ses qualités, pour vouloir trop agir, ne pense presque jamais, ou pense lorsqu’il n’y a plus rien à faire, c’est-à-dire lorsqu’il est trop tard. Sans cela, on eût dû s’apercevoir, il y a long-temps déjà, que, de tous les écrivains que la société anglaise a comblés de faveur et de louanges aveugles, nul ne lui était plus dangereux que Charles Dickens. Tant que, se bornant à des créations comme Pickwick, il s’est contenté d’amuser ses lecteurs, le péril pouvait n’être pas imminent ; mais les idées plus sérieuses lui sont promptement venues, et même dans ceux de ses ouvrages que nous appellerions volontiers de second ordre, dans Oliver Twist et Nicholas Nickleby, pour n’en citer que deux, il serait facile d’indiquer telle page où, à propos d’un bedeau d’église ou d’un dîner de vieil avoué, n’importe ! le procès est fait aux conventions les plus sacrées, où la respectabilité britannique est impitoyablement battue en brèche. C’est la vieille histoire de Mme Du Barry applaudissant au Mariage de Figaro. On est amusé, c’est ce qu’il faut, et l’on n’en demande pas davantage.