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cun poète capable de rivaliser avec cette gloire prochaine : c’est le voyage du grand auteur de la Comédie en France, son séjour à Paris, où le Tasse plus tard devait aussi venir et souffrir comme son prédécesseur. C’est une portion de la vie du poète que n’a point négligée le nouveau commentateur. Ce qu’il y a de difficile, d’obscur, de pénible dans le passage de tels hommes au sein d’un pays si peu préparé encore à les comprendre, a quelque chose de touchant. Si l’on veut se faire une idée des inégalités de la gloire, des hasards qui président souvent au succès, on n’a qu’à franchir l’intervalle et à arriver tout de suite au temps où le monde raffiné de Paris accueillait en triomphateur poétique Marino, le puéril auteur de riens sonores, l’oiseux rimeur de l’Adone, qui sut si bien exploiter, pour son profit personnel, l’engouement dont il fut l’objet pendant la période littéraire de Louis XIII. Dante, bien que son passage ait laissé quelque trace, ne recevait pas une aussi merveilleuse hospitalité. C’est dans les premières années du XIVe siècle qu’il arrivait obscurément à Paris, l’ame irritée et remplie du souvenir des luttes civiles auxquelles il venait d’échapper. Sans doute, il n’avait pas perdu tout espoir, dans sa fougue énergique, de revenir prendre part à ces luttes, de recommencer sa vie si puissamment agitée. En attendant, comme l’attestent les historiens, c’était vers l’étude qu’il reportait son activité oisive et inquiète. Il étudiait la théologie, la philosophie ; il suivait les écoles, allait s’asseoir auprès de pauvres étudians, pauvre et nécessiteux comme eux. « Il allait souvent à l’Université, dit Boccace, et il y soutenait des thèses sur toutes les sciences contre quiconque désirait discuter. » Lui, l’auteur de la Vie nouvelle, on l’appelait, le philosophe, le théologien ! Le titre de poète était celui sous lequel il était le moins connu. Ajoutez, pour éclairer cette époque de l’existence de l’implacable Florentin, cette cruelle remarque de Boccace : « Les études de Dante à Paris ne se firent pas pour lui sans une grande privation des choses les plus nécessaires à la vie. » En connaissant la fierté naturelle du poète, fierté redoublée sans doute par le sentiment de l’indigence au sein de laquelle il vivait, il n’est pas difficile d’admettre ce que disent les biographes sur le soin qu’il prenait de s’isoler, de se séparer de ses compatriotes, qui étaient alors en assez grand nombre à Paris. La solitude devait avoir un attrait invincible pour cette ame noblement orgueilleuse, pour cette pensée si supérieure ; il s’y réfugiait avec passion, et trouvait en lui-même le seul asile impénétrable où il pût entretenir ses inspirations amères prêtes à éclater. Le souvenir de ce séjour se reflète, ainsi que le montre justement M. Balbo, dans plus d’un vers de la Divine Comédie ; il n’est pas d’autre moment de sa vie auquel se pût mieux appliquer ce passage du Paradis : « Si le monde, qui lui accorde tant de louanges, savait quel cœur il eut, en mendiant sa vie morceau par morceau, il le louerait bien davantage ; » réminiscence mélancolique et fidèle d’un temps éprouvé ! C’est ainsi qu’à chaque page les impressions vives et fortes, les souvenirs personnels viennent se mêler à la trame de la merveilleuse invention du vieux poète. Si, dans ces temps reculés, l’hospitalité a pu être marchandée à l’auteur de la Divine Comédie, venant, pauvre et proscrit, s’asseoir sur les bancs de nos écoles, M. Balbo observe, avec une délicatesse dont nous devons sentir le prix, qu’il n’en a pas toujours été de même, que d’autres exilés sont venus de nos jours se réfugier aussi parmi nous, et que plus d’un, accueilli avec joie et honneur, a pu être mis à même de distribuer la science à ses hôtes.