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teur, comme dit excellemment M. Wallon, avait voulu, en réglant cette société, en faire un corps plein de force, et la force lui apparut sous la figure d’un homme armé. C’est sur cet idéal qu’il forma son état. La famille, pour lui, c’est l’homme, l’homme de guerre ; le peuple, une armée ; Sparte, un camp. Ainsi, des exercices et point de travail. »

Fidèle à sa méthode simple et régulière, M. Wallon cherche dans la société romaine, comme il a fait dans la société grecque, les origines, les conditions et les influences de l’esclavage, et, pour épuiser enfin le sujet, il entreprend de déterminer les causes qui ont concouru à l’affranchissement des classes serviles. Ici l’historien touche la limite qui sépare le monde ancien du monde nouveau, et il rencontre le christianisme. Aucun esprit éclairé ne conteste aujourd’hui que la religion de l’Évangile n’ait contribué d’une manière puissante et décisive à l’abolition de l’esclavage. Elle est de saint Paul cette grande parole : Il n’y a plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave, ni maître ; il n’y a plus ni sexe dominateur, ni sexe opprimé : tous les hommes sont un en Jésus-Christ. L’Évangile est plein de traits non moins sublimes, et bientôt cet esprit nouveau de charité et d’égalité fraternelles passa des croyances dans les mœurs et des livres saints dans les codes de l’empire. M. Wallon se complaît à recueillir avec une sagacité savante les traits de l’influence exercée par le christianisme sur la législation romaine, et à Dieu ne plaise que nous lui fassions un reproche de faire éclater dans cette recherche la noble et sincère ardeur de ses croyances religieuses ! mais nous regrettons qu’il se soit laissé emporter jusqu’à manquer souvent de sympathie et même de justice à l’égard de la philosophie. Les pages consacrées à Sénèque, à Épictète, aux Antonins, trahissent une sorte de parti pris contre cette forte morale stoïcienne qui a proclamé si haut la fraternité humaine et préparé tant d’aines au christianisme. Est-il donc impossible d’être équitable envers la raison humaine, tout en restant un chrétien sincère, et faut-il, pour mieux honorer saint Paul, rabaisser Caton et Marc-Aurèle ?

Le livre de M. Wallon se termine ou plutôt s’ouvre par une sorte de dissertation sur l’esclavage dans les colonies françaises. Pour l’édifice vaste et sévère que l’auteur a voulu élever, il faut convenir que cette introduction forme un portique un peu étroit et, pour tout dire, assez mesquin. À quoi bon réfuter gravement les systèmes d’un écrivain aussi peu naïf que M. de Cassagnac, et quelle nécessité d’établir par des preuves savantes que l’esclavage n’est pas la meilleure initiation possible à la vie sociale et le beau idéal des peuples enfans ? Tout ce morceau est un hors-d’œuvre que l’auteur eût mieux fait de retrancher.

En général, l’art fait un peu défaut à l’incontestable science de M. Wallon. Sa marche est régulière, mais point aisée. Disposées dans un bon ordre, les parties de son œuvre se touchent trop souvent sans se fondre, et se succèdent sans s’unir. Quelquefois aussi, l’auteur disserte au lieu d’exposer, et, à côté d’un excellent chapitre d’histoire, il nous donne un mémoire académique d’un autre caractère et d’un autre ton. Malgré ces réserves, nous ne serons que strictement Justes en disant que l’ouvrage de M. Wallon, recommandable par l’élévation morale de la pensée, par la pureté et la fermeté du style, ne se distingue pas moins par l’exactitude vraiment bénédictine et par l’étendue de l’érudition.


V. de Mars.