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il voulut attendre le moment propice et porter les coups sans se découvrir. Lorsque les nobles commencèrent à devenir suspects, M. Boguais fut signalé un des premiers par des dénonciations anonymes qui firent ordonner son arrestation. Il y échappa en émigrant ; mais l’ennemi caché qui n’avait pu l’atteindre sut prendre sa revanche, et la famille de M. Boguais fut conduite à la prison d’Angers, dont les Vendéens victorieux lui ouvrirent heureusement les portes. Obligée de suivre alors ses libérateurs, Céleste Boguais avait partagé depuis leurs différentes fortunes sans rencontrer La Rose, qui, de son côté, ne parut point songer à elle.

Les haines sans intermittences ne se trouvent guère que dans les livres ; dans la réalité, l’homme est à la fois trop mobile et trop complexe pour ne poursuivre qu’un seul but ; ses passions les plus tenaces le quittent par instans, mais elles lui reviennent toujours, et là est la preuve de leur puissance. Occupé de seconder les manœuvres de l’abbé Bernier et surtout de s’enrichir par la rapine ou la trahison, La Rose avait ajourné la satisfaction de ses ressentimens, lorsque le hasard lui amena Mlle Boguais. Celle-ci se rappelait à peine la correction dont son père avait autrefois puni l’insolence de La Rose, et ne savait rien de ses dénonciations ; aussi jeta-t-elle un cri de joie en l’apercevant : dans son abandon, tout visage connu lui semblait ami. L’ancien valet confirma cette confiance par son empressement. Le sourire de cette haine triomphante la rassura comme un témoignage d’intérêt. Elle se laissa persuader sans peine que sa mère et ses sœurs avaient traversé la Loire et l’attendaient à Ancenis. La Rose courut chercher sous les roseaux une petite barque dans laquelle elle entra sans crainte. Le jour était complètement tombé, et à peine eurent-ils poussé au large, que la rive s’effaça dans la nuit. Le conducteur de Mlle Boguais changea aussitôt de manières. Revenant avec une sorte d’audace menaçante aux galanteries qui lui avaient si mal réussi autrefois, il voulut la prendre dans ses bras, et ce fut alors que la jeune fille poussa, en se dégageant, le premier cri entendu par Ragueneau. La lutte s’était prolongée jusqu’au moment où, sentant ses forces épuisées, elle avait échappé par un dernier élan, et s’était précipitée dans le fleuve.

Ce récit, entrecoupé d’hésitations et de rougeurs, s’était achevé dans les larmes. L’instinct subtil du sonneur de cloches lui fit comprendre qu’il est des dangers qu’une femme a honte d’avoir courus et au souvenir desquels il ne faut point s’arrêter. Il ne s’occupa donc que de consoler Céleste en promettant de lui faire retrouver sa mère ; il voulait seulement attendre le jour pour tenter le passage du second bras de la Loire, plus rapide et plus profond que le premier. Il rappela alors à la jeune fille, pour la distraire et la rassurer, qu’ils s’étaient vus autrefois à Chanzeaux, que tout enfant il avait déniché pour elle des