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faire à l’occasion de la Fête juive de M. Chasseriau. L’abus des plus heureuses qualités est poussé jusqu’à l’excès dans cette vaste composition. C’est l’œuvre d’un coloriste vigoureux, d’un dessinateur facile ; mais pourquoi donner à une scène de ce genre des dimensions colossales ? Ces sujets peu relevés comportent tout au plus des toiles de moyenne dimension. Traités avec cette insouciance étudiée et cette facilité cavalière, ils rappellent tout d’abord la décoration et les rideaux de théâtre. Du reste, la scène est bien vivante et le style tout-à-fait italien. On peut se croire à la villa Borghèse, ce pays de Cocagne des amans, des éminentes et des buveurs d’Orvietto, quand ottobre e retornata :

Con suoni, e canti, e di huon vino un fonte.

M. Gérôme, qui avait si heureusement débuté l’an dernier et qui s’annonçait comme un continuateur de M. Ingres, dont il rappelait la manière précise et savante, mais avec une certaine fleur de jeunesse et de naïveté, M. Gérôme semble avoir eu à cœur cette fois d’exagérer les qualités et, par malheur, les défauts de son illustre maître ; sa composition principale, qui représente Anacréon, Bacchus et l’Amour, renferme de charmans détails et dénote de fortes et consciencieuses études. Le souffle de l’antique anime chacune des parties de cette œuvre, qui semble un fragment d’idylle dérobé à la muse d’André Chénier :

Viens, ô divin Bacchus ! ô jeune Thyonée !
Viens, tel que tu parus aux déserts de Naxos
Quand ta voix rassurait la fille de Minos.

Le tigre aux larges flancs de taches sillonné,
Et le lynx étoilé, la panthère sauvage,
Promenaient avec toi ta cour sur ce rivage.
L’or reluisait partout aux axes de tes chars.
Les Ménades couraient en longs cheveux épars,
Et chantaient Évoë, Bacchus et Thyonée !

On retrouve dans la composition de M. Gérôme quelque chose du mouvement et de la couleur de ce tableau si vivant. Il est fâcheux que la sécheresse systématique de l’exécution, l’aplatissement de la forme, l’amortissement constant et exagéré de la couleur, qu’enfin le parti trop arrêté d’être peintre en faisant abstraction du relief et du coloris, enlèvent à cette œuvre si recommandable presque tout son charme. Chaque figure se détache en silhouette bise ou brune sur un ciel lumineux jusqu’à la crudité, de sorte qu’au premier aspect le tableau de M. Gérôme ressemble à une immense découpure. La précision outrée des détails de certains accessoires ne contribue pas peu à donner à cette composition un aspect de sécheresse qui n’est rien moins qu’attrayant. Les vases grecs, par exemple, qui sont placés auprès de la jeune musicienne