Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 22.djvu/351

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

appelés à remplir entre la race européenne et la race indigène une mission bienfaisante et conciliatrice. Ils forment à Manille une classe nombreuse, classe instruite, intelligente, enrichie par le commerce, justement fière de la position qu’elle a conquise, justement indignée contre les Espagnols, qui la regardent avec une hauteur méprisante. Le jour où les Philippines proclameront leur indépendance, le jour où elles combattront pour la conquérir, les métis sans doute s’élanceront à la tête de la colonie, donneront à ses armées des chefs braves, entreprenans, courageux. Aujourd’hui leur influence s’exerce dans l’ombre, et ceux d’entre eux qui ont compris leur véritable intérêt, et que toute fusion est impossible avec les Espagnols, s’appliquent à diminuer cette aversion profonde qui s’élève comme une barrière entre eux et les Indiens, plus hostiles encore aux métis qu’aux Espagnols.

Capables de conduire et de hâter même les progrès de la colonie vers son indépendance politique, les métis sont trop peu nombreux pour oser tenter seuls l’entreprise hardie de l’affranchissement ; la véritable force réside aux Philippines dans les Indiens, dans le peuple, dans la population indigène : quelles sont donc ses tendances ? quel est l’esprit qui l’anime ? C’est, avant tout, il faut bien le dire, un esprit de soumission profonde à l’église. Les rues de Manille dans le quartier qu’habite la population indienne sont bruyantes et animées : partout ce sont des groupes nombreux, les voitures se croisent en tous sens, les cavaliers passent rapides, les marchands jettent leurs cris variés ; mais à peine les lentes volées de l’Angelus ont-elles retenti, tout se tait, tout s’arrête, voitures, cavaliers, marchands : tous prient humblement inclinés. Aux bruyantes acclamations succède le bruit sourd et confus de mille voix répétant la prière, pendant qu’un prêtre, un moine européen bénit du haut de l’autel la foule agenouillée à ses pieds. L’Ave Maria est fini, les cloches ne vibrent plus dans les airs, Manille reprend sa vie et sa gaieté, et devant vous la puissance espagnole s’est révélée dans sa plus saisissante expression. La religion ou plutôt le fanatisme garde les Philippines à l’Espagne ; mais déjà, nous l’avons dit, la puissance des moines chancelle ; déjà, revenant aux généreuses doctrines de l’Évangile, le clergé indigène sépare sa cause de celle des moines espagnols, déjà son exemple entraîne les Indiens. Pour que nul traître ne se glisse parmi eux, les moines des Philippines font élever en Espagne des jeunes gens dont l’esprit, façonné à leurs idées, continuera dans l’archipel le système adopté par eux depuis tant de siècles. A Valence et à Ocaña, des couvens d’augustins et de dominicains se cachent sous le titre de real colegio para Filipinas. C’est parmi les élèves de ces écoles, c’est dans ces couvens, qui seuls ont bravé la proscription et les décrets des libéraux de la Péninsule, que se forment aux maximes, je dirai même à la religion du clergé des Philippines, les seuls moines admis dans l’archipel.

Les Indiens de Manille sont courageux, patiens, sobres et hospitaliers ; mais, quand leurs passions sont excitées par la haine ou la vengeance, quand le sang a échauffé leurs esprits, les a enivrés de son odeur, ils se portent aux excès les plus terribles. Avec le fanatisme religieux des Castillans du XVIe siècle, ils semblent avoir pris des Espagnols la tempérance, la gravité sérieuse, la bravoure, et aussi la vanité, le luxe extérieur, l’ostentation, qui les jettent dans les vices les plus infâmes. A peine si dans les fabriques et les magasins de l’état quatre mille Indiens des deux sexes sont employés comme ouvriers ; à peine si un pareil