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de gouvernement déplorable était venu presque en même temps compléter ces restrictions et en rendre l’effet plus certain.

Les alcades appelés à commander une province connaissent trop bien l’état des Philippines, pour voir dans leurs fonctions autre chose qu’un privilège destiné à les enrichir et à concentrer entre leurs mains tout le commerce de la province dont ils ont l’administration. A leur arrivée à Manille, leur premier soin est d’acheter le navire qui doit leur servir dans leurs spéculations commerciales ; le premier acte de leur autorité sera d’exiger l’impôt, non en argent, mais en nature, ce qui contente les Indiens, pour qui l’or seul a du prix, ce qui contente encore plus l’alcade, car l’impôt lui est payé dix fois sa valeur. Pour l’alcade, sa cargaison est trouvée ; pour les marins, le but est atteint : un navire, deux au plus, quitteront la province pour aller à Manille. Le but des moines est atteint aussi, car nul ne pourra importer dans les trente-deux provinces cette industrie européenne, si fatale à leur puissance dans la capitale, où les étrangers ont pu s’établir. Que quelqu’un s’engage avec l’alcade dans une concurrence commerciale : obligé de tout faire par lui-même, obligé de défricher et de cultiver des terres qu’il aura achetées à grand prix, il trouvera dans le magistrat chargé de le défendre contre toute injustice, de l’aider même dans ses efforts, un puissant rival contre lequel rien ne le protégera, si ce n’est l’autorité lointaine du gouverneur-général des Philippines. A-t-il eu assez de force et de patience pour supporter les mille tracasseries que la haine des moines lui a suscitées, il échouera encore. Comment lutter, en effet, sur les places de commerce, contre le bon marché avec lequel l’alcade peut livrer les marchandises les plus précieuses, qu’en définitive il n’a point payées et qu’il peut même céder, sans perdre, au-dessous de leur valeur réelle ? Ce système, adopté depuis des siècles, a parfaitement réussi aux moines, et les navires des alcades établissent seuls les communications de province à province, des provinces à Manille. Ce qu’un tel état de choses a de fatal pour les Philippines se comprend facilement. Il est inutile de faire ressortir la gravité des conséquences qui découlent directement de ce monopole commercial des alcades, monopole que les moines ont fait consacrer par la loi, en obtenant pour eux le privilège de commercer (indulto de poder comerciar). L’impôt des provinces, servant aux spéculations de l’alcade, est exposé à toutes les chances si changeantes du commerce, à tous les périls de ces mers dangereuses. Quand les alcades réussissent dans leurs aventureuses opérations, ils paient l’impôt au trésor de Manille, et nulle perte n’en résulte pour la colonie ; mais qu’une tempête, un naufrage engloutisse, avec le navire qui le portait, l’impôt de la province, l’alcade est obligé de prendre la fuite, faisant à l’état banqueroute des fonds qu’il administrait. Son nom va grossir, à la cour des comptes, la liste de ses prédécesseurs banqueroutiers comme lui ; mais bientôt son affaire est oubliée : dans ce chaos administratif, seul le trésor public a éprouvé une perte, souvent considérable, trop souvent répétée surtout.

La capitation, l’impôt sur le tabac, sur les vins de palme et de coco, enfin les droits de douane, forment les revenus de la colonie. Ces impôts, dont certaines classes, dont certaines provinces sont exemptes, mal perçus, mal établis, livrés au gaspillage espagnol, ne produisent au trésor qu’une faible partie de ce qu’ils produiraient sous une administration vigilante, éclairée. Cependant, malgré les vices du gouvernement de Manille, telle est la force, la vitalité des Philippines,