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rêver, désunir et marcher à travers le monde à la façon des somnambules. Les utopistes ne nous manquent pas ; mais consolons-nous en songeant que jamais aucun temps, aussi déshérité qu’il ait été, n’a manqué de ses sages, de ses inventeurs et de ses vrais prophètes. Non, dans aucun temps, aussi plein de confusions et de controverses qu’il puisse être, les indices et les avertissemens ne peuvent manquer à l’homme sage et clairvoyant. La myopie peut devenir le caractère général d’une nation, mais il y a toujours des presbytes à la vue perçante, qui peuvent voir au-delà d’un rivage et distinguer les horizons des temps à venir, Le voyageur prudent sait suivre son chemin malgré les ténèbres et au milieu des sentiers perdus. Le chant lointain du coq lui marque l’heure, le vent qui souffle le dirige, l’air qui fraîchit et pénètre lui annonce l’approche du jour. La terre est enveloppée d’ombres, mais il lève les yeux plus haut, et voit briller au-dessus de sa tête l’étoile du matin. Il ne sait pas si l’avenir sera pour lui serein ou plein d’orages, mais il sait que le matin viendra à coup sûr, et qu’il lui faut marcher pour n’être pas surpris toujours au même endroit. Il ne s’arrêtera pas à suivre les fantastiques feux follets de la nuit, mais il distinguera à distance la lumière qui éclaire, l’habitation d’êtres réels et vivans comme lui. Dans tous les souffles, dans tous les murmures, dans tous les tremblans reflets qu’engendrent les ténèbres, il saura distinguer tout ce qui porte la marque de la réalité de tout ce qui n’existe que pour un instant.

Heureux donc ceux qui, selon l’expression, du prophète, ont des yeux pour voir et des oreilles pour entendre ! Ceux qui ont des yeux pour voir ne prennent point pour des réalités les conjectures de leurs rêves et pour des visions de l’avenir les réminiscences décousues et partielles de leur existence passée, qui fut réelle et ne le sera plus, et sert seulement à former le sol moral sur lequel l’aune se soutient. A des événemens nouveaux il faut un esprit nouveau. Notre vie, changeant sans cesse et se déplaçant, doit, pour être réelle, travailler sans cesse dans le présent, parce que le présent nous amène à chaque instant de nouveaux faits, de nouvelles idées, de nouveaux phénomènes, tous divers, confus, contradictoires, l’état brut et primitif, qu’il faut dégager et polir, réaliser, réconcilier, auxquels il faut imprimer l’unité, sous peine de vivre dans un monde d’erreurs, de vivre au jour le jour, heureux ou malheureux, selon le vent qui souffle ou le calme qui renaît. Heureux ceux qui ont des oreilles pour entendre, car leur esprit est attentif, peut saisir et retenir les paroles, les faits nouveaux et caractéristiques et chercher à les comprendre ! L’attention est l’arme du sage. N’est-ce pas sur cette faculté de l’attention qu’est soutenue notre existence, notre conservation physique ? Combien plus notre nature morale, qui sans elle flotte, laisse s’éteindre sa volonté et se perdre sa force individuelle ! L’attention est le commencement de la clairvoyance.

Veillons donc et soyons attentifs. Heureux ceux qui ne se dispersent pas, ne se laissent pas distraire ! Ceux-là, le danger ne les surprend pas, les circonstances ne les devancent pas ; leur vie, malgré la multiplicité des évènemens, porte le caractère de l’unité ; rien ne peut terrasser à l’improviste un homme attentif et sage, rien ne peut surprendre celui qui a la science, en partage. Il faut donc paver notre route afin que le terrain que nous foulons soit