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spectacle est de beaucoup moins affligeant. Les passions s’apaisent, les phénomènes politiques passent ; l’imitation, jamais personne ne pourra dire quand il lui fera plaisir de vouloir s’arrêter. Plus un livre a de succès, plus il a d’éditions ; les imitations sont des éditions successives d’un même fait, éditions toujours plus fautives, toujours plus incorrectes, et qui se perpétuent indéfiniment jusqu’à ce que tout le monde s’ennuie de cette reproduction inépuisable d’une même chose sue par cœur. A la longue, l’imitation apparaît aux yeux de tout le monde ce qu’elle est en réalité : une parodie ; mais, avant qu’on s’aperçoive qu’elle est l’imitation, il faut passer par une suite indéfinie de copies. En faisant passer la figure de je ne sais quel Apollon par une filière de trente-deux copistes, on arrive d’imitation en imitation à une tête de grenouille ; les premières reproductions pouvaient cependant paraître plus ou moins belles aux yeux des non connaisseurs. Ainsi de l’imitation dans les faits politiques : les premières copies peuvent séduire les faibles têtes ; mais l’homme sage et savant ne s’y trompe jamais, et découvre immédiatement le plagiaire. Ces imitations qui s’imitent réciproquement dureront encore ; elles dureront jusqu’à ce que viennent les inventeurs et les penseurs véritables qui prononceront, comme le sorcier de la ballade de Goethe, le mot cabalistique qui doit mettre un terme aux inondations du plagiat et du pastiche.

S’il y a quelque chose qui répugne à l’artificiel, c’est à coup sûr la pensée. Regardons nos systèmes philosophiques nés ces vingt dernières années, frêles édifices bâtis sur des formules si peu réelles, qu’on leur fait dire tout ce qu’on veut et qu’on en fait sortir toutes les contradictions désirables, n’existant qu’à l’état d’abstractions, incapables de se transformer en choses réelles, s’effaçant aussitôt qu’on les regarde attentivement, comme les chiffres elles figures tracés sur un tableau noirci tombent en poussière dès que la main s’approche. Nous n’aimons plus la vérité, voilà ce qui explique cette métaphysique artificielle. Un philosophe n’est plus un homme qui fait servir ses études à rassembler ce qui est épars et contradictoire, et à maintenir dans le monde la grande loi de l’équilibre et de l’unité ; c’est un homme de parti vivant par conséquent dans ce qu’on appelle en termes métaphysiques le contingent, le différend. Comment maintiendra-t-il l’équilibre, celui qui cherchera à faire pencher la balance du côté de son parti ? Comment maintiendra-t-il l’unité, celui qui, vivant au milieu des passions et participant à leurs orages, ne cherchera qu’à diviser et à dissoudre ? Au-dessus de toutes les différences doit s’élever le philosophe ; c’est à lui qu’il appartient d’unir, voilà son rôle social ; c’est à lui qu’il appartient de faire cesser la contradiction et d’effacer les différences, de fondre tous les faits hétérogènes au sein d’une grande harmonie par une explication supérieure et inexclusive. C’est pourquoi le calme, l’indifférence et l’impartialité sont les signes distinctifs du grand philosophe, signes que l’on rencontre chez un Platon, chez un Shakspeare, chez un Leibnitz, et qu’aujourd’hui vous ne rencontrerez plus que par hasard, par exemple chez un Emerson rêvant dans un bois d’Amérique et disant : « Au-dessus des temps et des lieux doit s’élever l’homme sage. Ce n’est pas seulement pour son temps que le grand homme, que le philosophe, que le poète doivent agir, penser et écrire ; c’est pour un public éternel. »

Voulez-vous une preuve directe de ce qu’il y a d’artificiel et de mensonger