que l’honnêteté existe dans le monde, sans qu’on leur apprenne raisonnablement qu’ils pouvaient eux-mêmes et qu’ils peuvent encore être honnêtes. « Une pièce de six pence, lisons-nous dans un rapport publié à Boston[1], une pièce de six pence tenue près de l’œil cache le disque d’une planète éloignée ; de même trois mille condamnés placés devant l’œil de chaque détenu lui cachent la société qui est derrière. » Le forçat voit le mal seul, il vit dans le mal ; aussi peut-on dire justement que le malheureux qui, pour un délit quelconque, délit qui ne suppose même pas une grande perversité morale, a mis le pied dans un bagne, est à tout jamais perdu. Il entre ce jour-là dans une congrégation de malfaiteurs, dans une société à part, dans une association ennemie, irréconciliable, qui accepte son infamie, et qui rend à la famille humaine exécration pour exécration. Dès qu’il a été entrevu dans cet antre de réprouvés, il est marqué pour toujours. Quoi qu’il fasse plus tard, où qu’il aille, il sera partout reconnu ; cette société est impitoyable, elle ne souffre pas de déserteurs. Supposez, ce qui déjà n’est guère possible, supposez qu’un homme qui s’est gangrené au milieu d’une société honnête et qui a été criminel au milieu de nous, s’épure au bagne et devienne, comme le Trenmor de George Sand, vertueux au milieu du crime, qu’il parvienne à se créer, au sortir des galères, une existence honorable : savez-vous ce qui arrivera ? Il arrivera que nul déguisement, que nul coin de la France ne pourra le cacher à l’œil de ses anciens compagnons, qu’il sera bientôt reconnu, conspué, ramené dans les voies qu’il voulait éviter, car toutes les autres lui seront fermées.
Et d’ailleurs comment pourrait-il se créer une existence honorable ? Est-ce vous qui le prendrez à votre service ? Vous plairait-il d’avoir pour domestique un forçat libéré ? Croyez-vous qu’arrivant du bagne avec sa tête rasée, il trouvera facilement un patron, des compagnons honnêtes, de l’ouvrage même dans un atelier ? Voulez-vous que, seul, humilié, manquant de tout, cet homme sans nom, sans famille, sans honneur, sans affection, se trouve doué tout à coup de la sainte énergie d’un apôtre, boive toutes les amertumes, surmonte tous les obstacles, et tende au bien sans jamais se retourner ? Il faut vivre d’ailleurs ; pour vivre, quand on n’a rien, il faut un métier, et quel métier fera-t-il, s’il n’en sait aucun ? S’il n’en sait aucun, il faudra qu’il mendie, et, s’il mendie, vous lui direz : Allez travailler ! Vous l’éloignerez avec répugnance, vous qui saurez qu’il vient du bagne ; vous le repousserez avec terreur, et vous n’aurez pas tort, car non-seulement le mendiant a commis un forfait autrefois, non-seulement il a passé une grande partie de sa vie dans une atmosphère empoisonnée, mais vous pouvez
- ↑ Essay on separate and congregate systems of prison discipline, par M. Howe, Boston.