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urgent de les étudier, et les Turcs doivent, sans retard, s’apprêter à les résoudre, s’ils tiennent à ne pas rester exposés sans auxiliaires aux tentatives de la Russie.

La Turquie se trouve, en ce qui touche la propriété, dans une situation exceptionnelle. Si l’on néglige la principauté serbe, les riches et élégans boyards moldo-valaques, propriétaires privilégiés du sol de leur pays, puis quelques cavaliers ou spahis autorisés à lever la dîme sur des villages bulgares et rouméliotes, enfin les héritiers peu nombreux des anciens chefs de clan devenus grands feudataires en Bosnie, la population de la Turquie d’Europe n’est formée que de paysans qui cultivent partout la terre de leurs mains dans l’égalité de la misère. C’est donc avec des paysans que les réformateurs auront à compter, et, s’ils l’oubliaient, l’histoire contemporaine le leur rappellerait à chaque page. Ce sont les paysans de la Serbie, guidés par des paysans tels que George-le-Noir et Milosch, qui ont, de 1804 à 1812, donné l’exemple de ces insurrections de race à la suite desquelles on a vu revivre la vieille indépendance des Serbes. C’étaient aussi des paysans, ces hommes énergiques et dévoués qui, sous la conduite de Théodore Vladimiresco, en 1821, chassaient les princes fanariotes des deux principautés roumaines et rendaient la vie nationale aux cœurs engourdis de leurs boyards. Et qui ne sait combien il y eut de paysans parmi les chefs : eux-mêmes de la guerre hellénique : combien, arrachés à leurs champs, à leurs troupeaux, furent profonds et puissans dans les conseils d’où sortit avec ses lois la nationalité reconquise par leurs mains illettrées ! En un mot, les héros et les fondateurs qui ont illustré les insurrections dont la Turquie a été depuis cinquante ans le théâtre et la victime appartenaient à peu près tous à l’humble classe des paysans, et quiconque aura vu de près ces fières populations si rudement trempées par la misère, quiconque aura pénétré jusqu’au fond de leur conscience après avoir partagé les âpres difficultés de leur vie, n’hésitera point à déclarer que cette officine de patriotisme, de bon sens et de vertus nouvelles n’est pas encore épuisée.

La condition légale et morale des paysans est ainsi la grande affaire par le dénouement de laquelle la Turquie doit ou se perdre ou se régénérer, suivant qu’elle aura mérité leur haine ou gagné leur sympathie ; mais par quels moyens, par quels efforts, par quelle énergie inconnue la race qui gouverne l’empire pourra-t-elle, dans l’état d’impuissance où on la dit tombée, accomplir une œuvre de conciliation entravée à la fois par les souvenirs historiques, par l’opposition religieuse et par les haines de races ? Telle est la question à laquelle nous essaierons de répondre en exposant succinctement la législation actuelle de la propriété en Turquie, et en indiquant les réformes qui peuvent être introduites dans cette législation sans heurter ni les principes