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de guerre permit aux chefs de tribus, aux capitaines, surtout à ceux qui étaient musulmans, de sauver du naufrage une partie de leurs privilèges terriens. S’il y eut des paysans assez heureux pour s’élever à la condition de propriétaires libres, il y en eut d’autres qui devinrent seulement possesseurs héréditaires ou viagers, d’autres encore qui ne purent briser les liens du servage, et en dernier lieu le sabre et le bon plaisir restèrent la loi suprême et le tribunal d’appel. En beaucoup d’endroits, il serait difficile aux paysans bosniaques de dire à quel titre ils cultivent, si c’est pour leur compte et en qualité d’hommes libres, ou si c’est pour le seigneur comme serfs. En Bosnie en effet, rien n’est défini, rien n’est assuré, ni le droit, ni le fait, ni le titre de premier occupant, ni les fruits du travail, ni les choses, ni les personnes. Tel est aujourd’hui paisible possesseur d’un champ dont le revenu, tout impôt payé, suffit à ses besoins ; survient un voisin mieux armé, tout change. Le serf peut d’ailleurs par la même méthode s’affranchir, ou diminuer de beaucoup le nombre et l’étendue de ses corvées. Il n’existe qu’un seul tempérament aux éventualités terribles de cet arbitraire : c’est le sentiment du patronage et de la clientelle qui a survécu aux anciennes traditions du clan. Dans la lutte ou dans l’animosité encore si fréquente des tribus, des villages entre eux ou avec l’autorité centrale, représentée par des vizirs de race ottomane, dans ces disputes et ces rivalités quelquefois sanglantes, les liens de solidarité se trouvent nécessairement resserrés et adoucis entre le chef qui a besoin de soldats et le paysan qui a besoin de protection pour se défendre contre des agressions ou probables ou actuelles.

La situation de la Bulgarie n’offre point les mêmes vestiges de la grande aristocratie terrienne et militaire. Tout ce qui pourrait ressembler aux privilèges des begs a disparu chez les Bulgares, plus à portée des coups du pouvoir central et d’ailleurs moins belliqueux, moins indociles, moins portés à la résistance que leurs voisins albanais et bosniaques. Les spahis ont seuls été tolérés ; encore est-il vrai que leur puissance matérielle ou morale a été complètement annulée par les réformes introduites dans la constitution militaire de l’empire. Au-dessous de cette classe déjà si restreinte des spahis, vous trouvez partout en pays bulgare les mœurs et les coutumes sociales de l’antique Illyrie. À côté du paysan propriétaire et chrétien qui paie tous les impôts, plus le haratch au gouvernement et la dîme au spahi, voici des villages qui possèdent la terre en commun. Le sol appartient, ainsi qu’aux temps les plus reculés, à la municipalité ; nul n’est propriétaire, mais tous possèdent. Ceci pourtant n’empêche point les transmutations de la terre, et en quelques endroits il est d’usage que tous les lots qui composent le sol d’un village se tirent an sort à des époques périodiques. Enfin, dans le cas même où l’autorité du spahi pèse sur des