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ce grand but, si quelque calamité imprévue ne vient pas les arrêter dans leur généreuse ambition. Que la Turquie résiste, elle s’écroule ; mais que, s’élevant à la hauteur de sa tâche, elle entre ouvertement dans les voies de la réforme sociale pour arriver à la réforme politique, elle reste à la tête de ce grand mouvement par lequel l’Europe orientale va se rajeunir et se transformer. Le danger des questions de races se trouve du moins ajourné ainsi pour quelque temps, car les peuples n’ont plus pour chercher trop promptement l’indépendance le terrible prétexte de la misère.

N’est-ce point trop préjuger de la force et de l’intelligence des Turcs que de les supposer capables de donner l’impulsion décisive à une entreprise d’une portée aussi étendue ? Suivant l’opinion la plus accréditée, ce serait un peuple épuisé ; le principe dominant de sa législation l’attacherait à l’immobilité systématique ; le progrès paraîtrait à ses yeux une impiété, et l’amélioration du passé un crime de lèse-majesté divine. S’il en était ainsi, reconnaissons-le du moins, l’autorité de ces préjugés ne serait pas telle qu’on ne pût fort bien les braver, puisque Sélim et Mahmoud ont osé s’en affranchir. N’ont-ils pas brisé ouvertement avec les traditions de la foule ? et n’ont-ils pas fini par l’entraîner à leur suite à des progrès que leurs ennemis déclaraient impossibles ? Quelle était à cet égard la pensée de Mahmoud ? C’est que les obstacles semés partout devant ses pas venaient beaucoup moins des croyances religieuses que des fatalités historiques, et que le salut de l’empire chancelant exigeait, non pas la suppression, mais seulement un nouveau commentaire du Koran.

Pour peu que l’on étudie la loi musulmane, on s’aperçoit bientôt, contrairement à toutes les idées reçues, qu’il n’existe en Turquie ni de pontificat, ni de théocratie, ni d’autre pouvoir absolu que celui du Koran. Or, ce pouvoir absolu n’a point de sanction terrestre, car il n’y a point d’église infaillible pour interpréter le dogme, et quiconque lit la loi avec droiture peut, au bout du compte, la comprendre de telle ou telle manière sans cesser pour cela d’être orthodoxe. Quoi donc de moins tyrannique que le despotisme du Koran ! quoi de plus accommodant et de plus susceptible de se prêter à toutes les transformations politiques et religieuses vers lesquelles la liberté et la philosophie nous poussent aujourd’hui ! Objectera-t-on que les Osmanlis individuellement et collectivement manquent de cette curiosité animée qui donne le désir et le moyen d’apprendre, et qu’ils ne possèdent pas ces sentimens expansifs par lesquels la connaissance acquise est portée à se communiquer ? Sans doute, les Turcs n’ont point l’aptitude variée, universelle, dont les Arabes firent preuve dès l’origine de l’islamisme ; ils n’ont pas l’intelligence remuante et hardie des Hellènes, la vivacité des Roumains, le sens droit et positif des Bulgaro-Serbes, ni le génie chevaleresque