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La première idée qui se présente, c’est qu’un dieu crocodile doit être un dieu dévorant et représenter le principe de la destruction et de la mort, tandis qu’un dieu soleil doit être un dieu bienfaisant et représenter le principe de la fécondité et de la vie ; mais un trait fondamental de la mythologie égyptienne est, selon moi, d’associer dans les mêmes types divins les attributs les plus contraires. Il n’est point de divinité égyptienne qui ne soit tour à tour une puissance lumineuse et une puissance de ténèbres, un principe de vie et un principe de mort. Osiris, le dieu bon, comme l’exprime une de ses dénominations, Onofris ; le dieu solaire, comme le fait voir l’hiéroglyphe de son nom qui est un œil sur un trône ; Osiris est aussi le dieu infernal, le terrible juge des morts ; par la même raison Sevek, le dieu crocodile, le dieu dévorant dont la queue est l’hiéroglyphe des ténèbres, est assimilé au dieu soleil, à Horus. Sur le mur du portique d’Ombos, tous deux sont placés en regard portant sur la tête le disque solaire. Cette association dans un même type des attributs les plus contraires est, selon moi, le caractère fondamental de la mythologie égyptienne et, je crois, la véritable origine de la divinisation du crocodile, de sa corrélation avec Horus dans le temple d’Ombos.

Il n’y a pas besoin de raffiner, comme on l’a fait, et de supposer que les Égyptiens adoraient le crocodile, parce que, remontant avec la crue des eaux du Nil, il annonce le temps de l’inondation. Cette opinion subtile, admise par plusieurs modernes, repose sur une assertion d’Eusèbe, qui prétend que, dans le langage hiéroglyphique ; le crocodile signifiait l’eau potable ; mais on peut affirmer que cette assertion est sans fondement et que le crocodile n’a jamais, dans les hiéroglyphes, le sens que lui prête Eusèbe[1]. Nous savons par Juvénal que des querelles furieuses mettaient aux prises les habitans d’Ombos et ceux de Tentyris (Denderah), parce que les premiers étaient de zélés adorateurs et les seconds d’implacables ennemis du crocodile. Ces querelles acharnées étaient le produit des cultes locaux et montrent quelle énergie animait chacun de ces cultes. En présence de ces faits et d’autres faits analogues, en voyant chaque ville d’Égypte vouée spécialement à l’adoration d’une divinité parfois proscrite dans une autre ville, j’en suis venu à croire que très anciennement chaque partie de l’Égypte avait son animal sacré, qui était pour elle un véritable fétiche, le fétiche de la

  1. De plus, si la cause de l’adoration du crocodile par les Égyptiens devait être attribuée à cette circonstance, que le crocodile pénètre dans l’intérieur des terres à l’époque où le Nil déborde et afflue dans les canaux, nul lieu n’aurait été plus mal choisi pour son culte qu’Ombos, dont le temple s’élève au-dessus d’un escarpement à pic qui ne permettait ni au Nil ni au crocodile de pénétrer dans l’intérieur des terres. Il serait étrange que ce fût précisément dans un tel lieu qu’on eût consacré un temple au dieu crocodile, si les rapports du crocodile avec le débordement pouvaient être la cause de ce culte.