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sur le but : j’admets avec lui, et de tout temps l’ancien parti conservateur l’a proclamé par tous ses organes, que la grande œuvre, l’œuvre unique de notre temps, est de rendre toutes les conditions humaines aussi égales que possible ; il admet avec moi que, pour se réaliser avec quelque sûreté, cette œuvre immense et difficile voulait être menée lentement, progressivement, et que l’ancienne forme du gouvernement pouvait y suffire ; il reconnaît même que l’avènement de la république pourrait bien avoir plutôt retardé qu’avancé le progrès désiré, et qu’il eût peut-être mieux valu ne pas s’exposer aux chances d’une solution embarrassée. L’unique question à débattre entre lui et moi, c’est celle de savoir si l’ancien gouvernement a fait tout ce qu’il pouvait faire dans l’intérêt des classes pauvres ; je ne veux pas discuter ce point délicat avec lui ; je lui passerai très volontiers qu’on pouvait et qu’on devait faire davantage, dès l’instant qu’il m’accorde qu’on le pouvait sans révolution.

Tout ce que je puis dire, c’est que je souhaite sincèrement à la république de faire d’ici à dix-huit ans, dans l’intérêt des classes pauvres, l’équivalent de ce que la monarchie de juillet a fait pour elles depuis 1830, et de ce qu’elle aurait continué à faire si elle avait duré. La monarchie résolvait paisiblement ces questions sans les poser ; jusqu’ici la république les a bruyamment posées sans les résoudre. La condition des ouvriers est cent fois plus précaire, plus malheureuse aujourd’hui qu’il y a trois mois, et, dans cette catastrophe universelle qui a ébranlé ou détruit toutes les fortunes, la classe qui ne possède pas n’est pas celle qui ait le moins perdu. Certes, je ne veux pas dire par là qu’il soit possible et désirable de revenir purement et simplement vers le passé ; non, le suffrage universel est un fait acquis qui ferme toute pensée de retour vers l’ancienne forme de gouvernement. La facilité même de la révolution, en montrant combien le régime déchu, malgré ses bienfaits, avait peu de racines dans le pays, a prouvé qu’il fallait chercher ailleurs un autre point d’appui contre des révolutions nouvelles. Trouver mieux me paraît difficile ; mais il faut trouver autre chose, c’est évident. J’ai tenu seulement à faire voir ce que pensait de la révolution un homme qui n’est pas suspect d’attachement à la monarchie.

Enfin, il est une dernière opinion de M. Proudhon qui, pour être exprimée en termes excessifs comme toutes les autres, n’en est pas moins spécieuse au fond : c’est le jugement qu’il porte sur le gouvernement républicain démocratique. Pour des républicains proprement dits, le gouvernement démocratique par le suffrage universel est le remède par excellence à tous les maux de la société ; dès l’instant que cette forme de gouvernement existe, qu’elle fonctionne, il n’y a plus rien à désirer, le reste doit venir de soi-même et être donné par surcroît. M. Proudhon ne croit pas à cette efficacité miraculeuse du suffrage universel ; il va même plus loin, il attaque le suffrage universel en lui-même. « D’a-