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l’indépendance de la nation, et les avantages dont elle jouit aujourd’hui ont été achetés par de sanglans sacrifices.

Eu est surtout connu par son château, l’un des plus beaux qui soient en France. Le roi Louis-Philippe semblait n’y vouloir être que le gentilhomme le plus hospitalier de l’Europe et le propriétaire le plus intelligent du pays. Il ne se bornait pas à construire, à multiplier les plantations, à faire de ses fermes des modèles d’architecture rurale, à parer ses terres de ce luxe de bon goût qui est un des caractères de la bonne culture ; il n’était pas moins jaloux de mettre les environs en harmonie avec l’élégance somptueuse de sa résidence : il faisait ouvrir des routes nouvelles, aplanir et redresser les anciennes, approfondir des canaux qui sont à la fois des voies pour le commerce et des moyens d’assainissement pour la vallée. Les abords du château, dont son aïeul, le duc de Penthièvre, ne se tirait un jour qu’en faisant démonter une voiture à large voie avec laquelle il s’y était imprudemment engagé, sont aujourd’hui transformés en une magnifique esplanade ; de larges avenues se percent au travers des quartiers obscurs de la ville ; son église, un des plus gracieux monumens du moyen-âge, apparaît dégagée des masures qui la masquaient naguère ; mais la restauration dont elle est l’objet fait mieux ressortir la nudité de la façade, restée inachevée depuis trois cents ans. Notre pays est malheureusement familiarisé avec ces sortes d’aspects : nous commençons bien les choses, nous nous soucions peu de les terminer, et les traces de cette infirmité du caractère national ne se montrent pas seulement dans nos édifices.

L’embouchure de la Bresle a toujours servi de refuge aux navires battus par les tempêtes de la Manche, et le nom de Tréport vient probablement de ce que, dans des temps reculés, la baie où se jetait la rivière offrait plusieurs stations navales. A défaut des témoignages historiques qui nous montrent, aux IXe et Xe siècles, les flottes des Normands s’enfonçant dans l’ulterior portus et leurs barques s’amarrant au pied de la forteresse que Rollon, leur chef, élevait en 912 sur l’emplacement du château d’aujourd’hui, on reconnaîtrait à la nature du terrain qui la remplace les limites de l’ancienne baie. Elle s’allongeait au-delà du château ; sa profondeur était de plus de 4,000 mètres et sa largeur moyenne de 1,500. Cette rade des Normands de Rollon s’est successivement rétrécie, et l’accumulation de la vase l’a fait passer, en six cents ans, à l’état de marécage. Dans un plan manuscrit qui paraît remonter au commencement du XVIIe siècle[1], le marais touche à la route actuelle d’Abbeville au Hâvre, le lit de la Bresle serpente au travers, et une ligne droite, très rapprochée du tracé du nouveau canal dont il

  1. Bibl. Nat. Dépôt des plans.