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aux orgies sanglantes dont l’affreux souvenir a si long-temps arrêté la marche de la révolution. Toutefois ne méconnaissons pas le contraste : ce qui s’est fait hier, dans la fièvre du combat, est l’œuvre de quelques misérables reniés par ceux-là même qui combattaient avec eux. Ce qui se faisait autrefois en ce genre se faisait à froid, trouvait des applaudisseurs, et malheureusement trouve encore aujourd’hui des apologistes, comme si le culte de la barbarie dans le passé n’était pas propre à éterniser la barbarie dans l’avenir. Que l’historien se garde donc d’associer le crime à la noble cause qu’il a souillée ; la liberté fut, la liberté sera toujours la victime et jamais la complice de l’assassinat.

L’illustre auteur des Mémoires ne s’est jamais senti aucun faible pour les égorgemens de la révolution ; quand bien même son esprit droit n’aurait pas suffi à discerner l’absurdité, l’injustice et le danger de certaines réhabilitations, son caractère lui aurait rendu impossible ce genre de capitulation avec la popularité, et M. de Chateaubriand mit toujours dans ses écrits, même les plus différens, quelque chose de son caractère, parce qu’il avait un caractère. Ce je ne sais quoi d’arrêté et de fixe qui s’appelle un caractère devient infiniment rare ; on ne voit guère, depuis cinquante ans, que des esprits battus par les quatre vents du ciel, qui s’en vont à la dérive sur les flots changeans de l’opinion. L’esprit de M. de Chateaubriand a eu certainement sa part, et une grande part, des fluctuations de son temps : il a été plus d’une fois secoué, ballotté même par la tempête ; mais il n’a jamais perdu son ancre. En l’étudiant de près dans ses évolutions, il est facile d’y reconnaître des points immuables, des opinions, ou plutôt des limites dans les opinions, qui ne changent pas. Or, ces limites infranchissables, ce n’est pas l’esprit, c’est le caractère qui les trace. Le même sentiment délicat et ferme de liberté, de dignité et de justice qui maîtrise et contient les idées aristocratiques de l’auteur de la Monarchie selon la Charte, domine et dirige également les idées plus démocratiques de l’auteur des Mémoires. On verra ce sentiment éclater à l’aspect des scènes hideuses dont il fut le témoin, et produire des tableaux où non seulement le crime n’est pas beau, mais où le criminel partage la laideur du crime.

Ces tableaux noirs sont heureusement mélangés de tableaux d’un autre genre. De 1789 à 1791, la violence et le meurtre ne paraissent encore qu’à l’état d’accident. Les âmes généreuses peuvent se livrer à l’espérance de voir la révolution triompher de l’esprit de vertige et de fureur qui la menace, et cet évangile de 1789, évangile de liberté, d’égalité et de fraternité, qui ne sera bientôt plus qu’une dérision sanglante, devenir l’évangile béni de la France et du genre humain. Les Mémoires de M. de Chateaubriand nous montrent, saisie au vif, la