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tribus dépossédées ; mais bientôt des scènes de lutte et de violence vont succéder à ces églogues. Tandis que Tokéah, repoussé dans son dernier refuge, porte avec une dignité religieuse le lourd fardeau de sa douleur, la guerre vient d’éclater entre les Américains et les Anglais. M. Sealsfield a très habilement placé dans son récit quelques-uns des principaux personnages de cette guerre de 1812. L’artillerie des Américains était commandée par un pirate français dont l’audace a laissé de tragiques souvenirs dans la Géorgie. Lafitte, c’est le nom de l’aventurier, voulut s’allier avec Tokéah et fonder une colonie indépendante. C’est là pour le conteur une excellente occasion de mettre en lumière le caractère de son héros. Il n’y avait guère d’alliance possible entre le bandit européen et le vénérable chef des tribus indigènes, entre le farouche pirate et le maître légitime du sol américain. Dans sa simplicité homérique, le vieux chef ne soupçonne d’abord rien des exploits de Lafitte ; mais, quand le secret de sa vie lui est révélé, le vieil Indien s’emporte, et un combat furieux s’engage. Il faut voir aussi avec quelle franchise l’auteur met en présence ces hommes du désert et la civilisation américaine. Averti par un songe, Tokéah vient de partir pour des déserts plus lointains et de plus profondes solitudes ; il est obligé pourtant de traverser le pays occupé par ses ennemis, et il assiste à leur victoire sur les Anglais. Tout le mouvement de la civilisation passe sous ses yeux ; le maître légitime est face à face avec les républicains. Or, quelles que soient les sympathies du poète pour son héros, le maître légitime n’est pas le vrai maître ; ces races attardées, ces peuples héroïques et enfans, n’avaient pas le droit d’enlever à la culture et à l’industrie les immenses domaines qu’ils regrettent. Si l’utilité publique autorise de fréquentes atteintes au droit absolu de la propriété, n’y a-t-il pas lieu souvent à de grandes expropriations au nom de l’humanité tout entière ? Tout abstraits qu’ils sont, ces raisonnemens commencent à être confusément compris par ces malheureux peuples ; cette nécessité leur apparaît comme une loi fatale, irrésistible, et ils se courbent devant elle avec une sorte de résignation mêlée d’épouvante. Ce sentiment est interprété d’une façon grandiose dans le beau dialogue de Tokéah et du général, du général Jackson évidemment, bien que l’auteur ne le nomme pas. Ce simple et solennel entretien, jeté avec tant d’art au milieu des péripéties du drame, exprime très bien un des plus graves problèmes de la société transatlantique. Ce n’est plus seulement une scène de roman ; deux mondes, deux peuples sont ici en présence, et, puisque M. Sealsfield aime ces peintures et y excelle, avais-je tort d’attribuer un caractère épique à sa forte imagination ?

Une rapide analyse ne fera pas comprendre, je le crains bien, l’originalité de ce beau livre. Comment indiquer les mille détails qui en