Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 23.djvu/505

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

retraite, peut-être a-t-il voulu s’assurer plus de liberté, afin de continuer son éloquente prédication. Puisse cette conjecture ne pas nous tromper ! Le moment serait favorable pour un nouvel essor de ce vigoureux esprit. L’Allemagne fait sans bruit de grandes choses, et son assemblée de Francfort procède dignement à la fondation de l’unité nationale. Si elle a besoin d’être soutenue dans cette laborieuse entreprise, tout citoyen doit mettre la main à l’œuvre, et le romancier allemand-américain, par l’ardeur de sa foi et l’autorité dramatique de ses écrits, peut rendre assurément les plus précieux services pendant la crise qui se prépare. Pourquoi n’y aurait-il pas dans le développement de cette forte pensée toute une seconde phase, aussi poétique et plus militante encore que la première ? Son nom, déjà populaire en Amérique, célèbre en Angleterre et en Allemagne, deviendrait bientôt un nom européen, et n’aurait pas besoin d’être révélé à la France.

Pour moi, en essayant d’introduire chez nous cet éminent écrivain, ai-je été trop indulgent, et me reprochera-t-on d’avoir surfait les travaux de M. Sealsfield ? Sans doute je courais ce danger. Au milieu des tristesses de l’heure présente, dans ce douloureux enfantement de notre jeune république, comment la pensée ne se reposerait-elle pas avec bonheur sur les grands spectacles de la démocratie du Nouveau-Monde ? Lorsque j’achevais de lire l’épopée de la Louisiane et du Texas, des sauvages, plus criminels que Bob, mettaient la France en deuil (et saurons-nous, hélas ! comme l’Amérique, régénérer jamais ces violentes natures ?) ; lorsque j’admirais les mâles vertus du peuple américain, le respect de la loi, le respect de la liberté, le dévouement sans bornes à la patrie, quels tableaux avions-nous sous les yeux ? L’idée même de la loi effacée au fond des âmes, la liberté et les saintes conquêtes de 89 menacées par les despotes du socialisme, la patrie frappée par des mains parricides. Oui, je l’avoue, j’ai éprouvé autre chose encore que les émotions de la poésie en lisant les romans de M. Sealsfield ; j’y ai goûté la paix, j’y ai contemplé l’idéal d’une démocratie honnête. Je suis bien sûr pourtant de n’avoir pas cédé dans mes jugemens à un enthousiasme intéressé. Les tristes motifs qui ont augmenté l’attrait de ces beaux livres disparaîtront bientôt ; notre république s’organisera, il faut l’espérer, assise sur le droit éternel ; et, comme la France est supérieure aux États-Unis par les inspirations du cœur et la gloire de la pensée, un jour viendra sans doute où nous pourrons donner, nous aussi, d’utiles leçons au Nouveau-Monde. M. Sealsfield n’y perdra rien ; alors comme aujourd’hui on admirera en lui un peintre éclatant et un profond penseur ; sa place, enfin, est marquée parmi les vrais poètes du XIXe siècle.


SAINT-RENE TAILLANDIER.