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confirmée par aucune preuve. Il est peu probable, en effet, que Bonaparte, vainqueur de l’Europe et de l’Egypte, ait pu se sentir importuné par la gloire de Junot. Quoi qu’il en soit du motif réel de ce changement, le premier consul devait au peintre arrêté au milieu du plus bel élan une éclatante compensation, qui ne se fit pas attendre. Gros fut chargé par lui de peindre l’intérieur de l’hôpital de Jaffa, au moment où le général en chef visite et console les pestiférés. Ce magnifique sujet, tout aussi approprié que l’autre au tempérament de l’artiste, alluma de nouveau sa verve et devint l’occasion du chef-d’œuvre qui allait mettre le sceau à sa réputation. En moins de six mois, l’ouvrage fut achevé et devint l’ornement du Salon de 1804.

L’école française, accoutumée à la discipline de David et aux sujets puisés dans l’antique, s’étonnait de l’intérêt que cette action contemporaine empruntait à la seule fidélité de la représentation. A la vérité, l’uniforme français s’y trouvait mêlé aux costumes variés de l’Orient ; la figure humaine, dans la peinture des Pestiférés, s’y offrait aussi dans des conditions où le mélange de ces divers élémens n’avait rien de forcé ni d’étrange. Gros avait tiré un parti énorme de ces oppositions, et, loin que l’habit européen en paraisse plus mesquin, il est des parties de son tableau où cet habit, en raison de sa simplicité même, prend un intérêt particulier. Nous citerons pour exemple la figure de ce malade assis de face à gauche et sur le devant du tableau, qui, le menton appuyé sur ses poings crispés, semble en proie à une fièvre affreuse. Une capote de soldat l’enveloppe, et le simple bonnet de police qui descend jusque sur ses yeux, et dont la pointe déroulée pend le long de son épaule, compose un ajustement aussi neuf que frappant. Un autre exemple entre une multitude d’autres peindra mieux encore l’effet de ces contrastes. Dans le même coin de gauche, on voit un dragon accroupi à terre, le des appuyé contre la muraille. Par un geste frénétique, il tend les deux bras à la fois pour avoir du pain. Cet homme est entièrement vêtu de son uniforme étriqué, et porte autour de la tête un mauvais chiffon entortillé. Ce misérable corps, sous cet habit militaire, paraît plus dénué, plus effrayant que les corps entièrement nus ou vêtus à moitié qui se roulent près de lui dans la poussière. Gros est plein de ces traits que la description ne peut qu’affaiblir et qui saisissent fortement à l’aspect de sa peinture.

Nous ne nous étendrons pas davantage sur le détail des épisodes variés qui composent ce tableau. La noble confiance du chef, l’admiration, la reconnaissance des soldats pénétrés de son courage et de son humanité, le calme des Turcs et des Arabes au milieu de cette scène de désolation, toutes ces indications énergiques si clairement exprimées sont dans la mémoire de tous ceux qui s’intéressent aux productions de notre école. L’exécution, qui parut audacieuse et brillante au