Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 23.djvu/665

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans cet instant, que les éloges, loin d’endormir le vrai talent, sont le plus sûr moyen de l’exciter et de l’élever au-dessus de lui-même. Au Salon de 1806, qui suivit, la Bataille d’Aboukir, commandée par Murât, montrait à un plus haut degré encore les grandes qualités de l’artiste, moins peut-être la belle ordonnance qui avait marqué dans son premier ouvrage ; mais par la grandeur du dessin, par l’éclat de la couleur, par une hardiesse et une vigueur incomparables, le peintre s’élevait à une hauteur qui a marqué, si nous ne nous trompons, l’apogée de son talent.

Il semble qu’on peut affirmer que le caractère le plus général du génie est la hardiesse et la confiance dans la force de ses conceptions. Si l’on examine avec attention tout ce qui fait véritablement beauté dans les ouvrages des grands maîtres, on verra qu’un esprit juste, mais timide, enchaîné par l’usage et les précédens, n’aurait jamais risqué certaines images, certaines expressions, certaines tournures qui saisissent par un rapport frappant de l’idée avec la forme qui leur est donnée. Qu’on examine dans les ouvrages célèbres toutes les beautés consacrées et dont l’habitude a rendu l’effet moins piquant, on verra qu’elles étaient presque toutes, à leur apparition, de nature à choquer les puristes. Pour parler de la littérature, par exemple, chaque langue a son arsenal de tournures, d’accouplemens de mots, d’expressions usitées, que l’usage applique à l’expression de certaines idées. Ces tournures ont été employées une première fois avec hardiesse par un esprit aventureux. Le goût consacre les unes et repousse les autres : là est le secret du talent, là est la force qui lui fait apprécier, dans une combinaison toute nouvelle, ce qui est le vrai, ce qui n’a qu’un semblant de vrai, ou ce qui est faux et tout-à-fait à rejeter. Cela explique comment les esprits faux et boursouflés sont enclins par cela même à se croire extraordinaires. Cette extrême confiance dans ses idées est le seul rapport peut-être que la sottise ait avec le génie, et c’est malheureusement le privilège dont elle abuse le plus.

Si l’on applique ces réflexions aux belles peintures de Gros et surtout à la Bataille d’Aboukir, on sera surpris de la franchise et surtout de la nouveauté des pensées. Les écoles de peinture ont, comme la littérature, leurs moyens d’effet, qui sont en quelque sorte la propriété de tout le monde ; ce sont des poses de convention, des façons de mourir, de tomber, de maudire, que l’on apprend à l’académie, et qui deviennent, pendant tout le temps qu’un maître exerce son influence, le langage, les hiéroglyphes parlans de l’art pour les artistes et pour le public. Gros a osé faire de vrais morts, de vrais fiévreux, je parle toujours des belles parties de ses ouvrages, et dans ces parties on ne lui a jamais assez su de gré de la naïveté singulière et en même temps de l’audace de certaines inventions qui semblent