Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 23.djvu/691

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

passer la nuit dans les rues solitaires de Lausanne, pour aller prendre sa place éternelle à Fervaques. Elle se hâtait de se cacher dans une terre qu’elle n’avait possédée qu’un moment, comme sa vie... »

Un peu plus loin, nous retrouvons Mme la duchesse de Châtillon et Mme Lindsay. Voici la célèbre Julie Talma, Mme de Clermont-Tonnerre, depuis Mme de Talaru, celle qui, en prison, convertit La Harpe. Voici La Harpe lui-même avant et après sa conversion ; le grand peintre des Mémoires lui consacre un portrait charmant de verve, de finesse et d’éclat. « Il arrivait, dit M. de Chateaubriand, avec trois gros volumes de ses œuvres sous ses petits bras, tout étonné que sa gloire ne triomphât pas des cœurs les plus rebelles. Le verbe haut, la mine animée, il tonnait contre les abus, faisant faire une omelette chez les ministres où il ne trouvait pas le dîner bon, mangeant avec ses doigts, traînant dans les plats ses manchettes, disant des grossièretés philosophiques aux plus grands seigneurs, qui raffolaient de ses insolences ; mais, somme toute, esprit droit, éclairé, impartial au milieu de ses passions, capable de sentir le talent, de l’admirer, de pleurer à de beaux vers ou à une belle action, et ayant un de ces fonds propres à porter le repentir. Il n’a pas manqué sa fin : je le vis mourir chrétien courageux, le goût agrandi par la religion, n’ayant conservé d’orgueil que contre l’impiété et de haine que contre la langue révolutionnaire. »

Dans cette même galerie se vient placer un portrait comique du philosophe Saint-Martin, avec lequel l’auteur du Génie du Christianisme fut convié une fois à dîner chez le peintre Neveu ; le tableau de ce dîner est une excellente caricature. M. de Chateaubriand, esprit net et clair, véritable Gaulois, et sous plus d’un rapport héritier de Montaigne en droite ligne, n’a jamais goûté beaucoup les Swedenborgs. Le portrait du digne mystique Saint-Martin se ressent de cette répugnance ; voilà pour- tant que le peintre est pris d’un remords, il vient de lire une brochure de Saint-Martin, où ce dernier, racontant lui-même ce fameux dîner, dit, en parlant de M. de Chateaubriand : « C’est le seul homme de lettres honnête avec qui je me sois trouvé en présence depuis que j’existe... Au reste, de qui ai-je besoin, excepté de Dieu ! » — « M. de Saint-Martin, ajoute gracieusement l’auteur des Mémoires, vaut mille fois mieux que moi ; la dignité de sa dernière phrase écrase du poids d’une nature humaine sérieuse ma raillerie inoffensive. » Mais l’illustre écrivain est en veine de raillerie : deux pages plus loin, il nous mène au Marais, et nous fait assister aux antiques amours de Saint-Lambert et de Mme d’Houdetot, « représentant, dit-il, l’un et l’autre les opinions et les libertés d’autrefois soigneusement empaillées et conservées : c’était le XVIIIe siècle expiré et marié à sa manière. » Tout cela est peut-être un peu rigoureux.

Tandis que l’auteur du Génie du Christianisme se livre à