Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 23.djvu/712

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

passage, déshéritées à la fois de ce qui n’est plus et de ce qui n’est pas encore, à consumer inutilement nos jours dans des agitations stériles. Nous ne pouvons nous résigner à de telles destinées ; nous croyons au progrès continu, au mouvement perpétuel des hommes et des sociétés vers le mieux, et c’est à M. de Chateaubriand lui-même que nous emprunterons de plus consolantes pensées sur les destinées humaines, car c’est lui aussi qui a dit ailleurs : « Sur des sociétés qui meurent sans cesse, une société vit sans cesse ; les hommes tombent, l’homme reste debout, enrichi de tout ce que ses devanciers lui ont transmis, couronné de toutes les lumières, orné de tous les présens des âges ; géant qui croît toujours, toujours, et dont le front, montant dans les cieux, ne s’arrêtera qu’à la hauteur du trône de l’Éternel. »

Que si maintenant nous essayons d’embrasser une dernière fois du regard l’ensemble du monument laissé par M. de Chateaubriand, nous y reconnaissons tout d’abord une certaine ressemblance avec le Louvre, en ce sens que le travail de l’illustre écrivain, composé de 1811 à 1845, est, comme le Louvre, le produit d’âges divers. Il y a plusieurs styles ; on y retrouve les différentes manières de l’auteur. Il est probable que la première partie, écrite aux temps des Martyrs et de l’Itinéraire, est celle qui paraîtra la plus belle, la plus achevée, sous le rapport de la forme. La dernière portion de l’édifice, celle dont la date se rapproche de la Vie de Rancé, est plus inégale ; le poids des années s’y fait peut-être sentir quelquefois, non pas qu’il y ait sécheresse ou impuissance, le génie de M. de Chateaubriand était de ceux chez lesquels l’imagination rajeunit en vieillissant : le style de ses dernières années péchait plutôt par l’excès, par un certain défaut de mesure, une certaine exagération de couleur, qui caractérisent d’ordinaire les productions de la première jeunesse. Quant au fond des idées, nous laissons aux critiques plus dégagés que nous du côté du cœur le soin de discerner et de mettre en lumière ce qu’il peut y avoir de défectueux dans les Mémoires de M. de Chateaubriand ; nous n’affirmerons point que la postérité adoptera tous les jugemens de l’auteur, mais nous sommes fermement convaincu qu’à travers quelques erreurs, quelques contradictions, quelques disparates dans le récit d’une vie remplie de toutes les agitations d’un des siècles les plus orageux de l’histoire humaine, la postérité saura reconnaître, aimer, admirer l’unité persistante d’un caractère foncièrement, invariablement ennemi de tous les genres d’oppression, de bassesse, d’improbité et de fourberie, quel que soit le nom dont ces procédés se décorent, quel que soit le pouvoir qui les emploie. En définitive, jamais peut-être il ne se retrouvera un pareil biographe pour une pareille existence. Jamais homme aussi, il faut le dire, ne fut plus soigneux de sa gloire, plus attentif au respect de lui-même, et ne vécut davantage sous le regard de la postérité.