Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 23.djvu/736

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

est partagée entre un très petit nombre de grandes familles, dont l’universalité des possesseurs relève à la manière anglaise. Les propriétaires gardent sur leurs estates une véritable suzeraineté patriarcale. Ces fiers gentilshommes se rendaient populaires à plaisir, caressant la foule au nom du César autrichien, et changeant adroitement la cocarde allemande pour la cocarde slave partout où sur leur passage ils rencontraient les trois couleurs. Les fonctionnaires se prêtaient à ce manège si habilement conduit, et lorsque, pour avoir l’air d’obéir aux rescrits ministériels, il fallait enfin procéder à ces élections maudites, le paysan, au lieu de voter, écrivait sur son bulletin : « Je ne veux pas me séparer de mon empereur ! » ou bien encore : « Je ne veux pas aller parmi les hérétiques de Francfort. »

Quand vint pourtant à Prague, après bien des délais et des remises, le jour marqué pour les élections, le 24 mai, il s’organisa tout de suite une telle rumeur, et la ville s’improvisa un aspect si menaçant, que la prudence allemande n’osa point passer outre. Les ouvriers sans travail se groupèrent dans des rassemblemens tumultueux ; les imprimeurs en particulier ordonnèrent une grève et refusèrent de composer les journaux jusqu’à ce qu’ils eussent une augmentation de salaire. Les délégués du comité national adressèrent au burgrave des représentations presque injurieuses, et le comte Thun s’excusa d’avoir convoqué les électeurs en faisant observer qu’il ne s’en était pas présenté plus de trois, tant on avait mis bon ordre au zèle germanique. Prague ne nomma donc personne pour Francfort ; la Bohême entière, sur quatre millions et demi d’habitans, n’eut pas en tout beaucoup plus d’une douzaine de députés à la diète allemande. La tactique de Palazky avait réussi. Dans ce premier acte solennel où l’Allemagne espérait témoigner, devant l’Europe, de sa force et de son unité, la Bohême manquait, et son absence révélait une grande blessure qui déchirait pour ainsi dire l’Allemagne en plein corps. Le congrès slave qui se réunissait le 1er juin allait montrer toute la profondeur de ce déchirement. De tant de pays aujourd’hui possédés par l’Allemagne, et qu’elle croyait s’être assimilés, grâce à cette vertu conquérante et absorbante dont elle est si fière, de l’Oder, de la Vistule, de la Moldau, de la Save et de la Drave, du Danube enfin, le fleuve rival du Rhin, il s’élevait un cri de résurrection parmi tous ces peuples qui se reportaient à la diversité de leurs origines, et se retrouvaient plus que jamais amoureux de leur indépendance primitive. Tous ces vassaux émancipés battaient en brèche la suzeraineté germanique. Dans l’ardeur de leurs espérances, les Slaves exerçaient déjà sur les Teutons d’universelles représailles.