jour. Or, si la pauvre famille réalise cette somme, c’est en se disséminant, les uns dans les fermes, les autres dans les usines, subissant les alternatives de presse ou de chômage. Notre agriculture n’est pas assez riche, pas assez prévoyante, disons le mot, pas assez éclairée pour faire entrer dans la distribution des travaux la prévision des besoins des familles ouvrières. Chacun pour soi.... ; on ajoutait anciennement : et Dieu pour tous ! On prend à l’année, à titre de domestiques, les auxiliaires indispensables ; on appelle des aides au jour le jour pour les labours, les charrois, les semailles ou les récoltes ; mais tout cela ne constitue pas pour l’ouvrier vivant de ses bras une occupation régulière, un métier auquel il puisse se dévouer. Le salariat, tel que nous le concevons dans la fiction économique de l’offre et de la demande, tel qu’il est usité dans l’industrie manufacturière, n’existe que par exception dans l’état actuel de notre industrie agricole.
Ainsi s’expliquent les deux fléaux de la culture française, la désertion de l’élite des campagnes vers les villes, et le morcellement du sol. Tout villageois un peu éveillé sait que la moindre profession exercée dans un centre populeux lui procurera un salaire plus fort et plus régulier, un régime moins grossier, des relations plus divertissantes que la vie rustique. Quant à ceux qui restent au village, ils se classent, ainsi que nous l’avons vu, en propriétaires mendians, en métayers nécessiteux, parce qu’un travail suivi leur manque : le salaire n’est qu’une aubaine passagère, un appoint dans l’existence ; c’est la condition précaire du simple journalier, c’est le spectacle de sa misère qui développe jusqu’à la frénésie la passion de posséder. L’achat d’un lot de terre est pour le paysan une garantie contre le chômage ; il faut qu’il devienne propriétaire, n’étant pas sûr de vivre comme ouvrier. On comprend, d’après cela, comment il se fait qu’avec une surabondance de bras occupés à remuer la terre, l’agriculture proprement dite manque de bras.
On connaît maintenant les vices de notre agriculture : morcellement désordonné du sol, manque d’argent, mauvaise distribution des forces, insécurité du propriétaire, pénurie de l’ouvrier. Le tableau est triste : je n’ai pas craint cependant de le dévoiler. La situation ne deviendra dangereuse que si l’on se refuse à l’éclaircir, si l’on se fait un système de l’immobilité et de l’inertie. Je rechercherai, dans la seconde partie de cette étude, comment les principes essentiels de l’industrie agricole pourraient être conciliés avec l’économie actuelle de la société française.
ANDRE COCHUT.