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parlé de ce voyage, de ses chances et de ses avantages ; comme je savais que tous ses amis lui avaient conseillé de le faire, je ne vis dans cette question de Léopold qu’une preuve nouvelle du peu de fixité qu’il y avait dans ses idées et ses résolutions, et je me bornai à lui répondre que je m’en référais à lui, et qu’il devait bien se consulter pour prendre le parti le plus sage. « Eh bien ! je pars, » dit-il ; puis, après un moment de réflexion, il fait quelques pas pour entrer dans la chambre de M. Fortigue, avec lequel il aurait pu se mettre en route le lendemain. Il s’arrête, il revient, il retourne ; puis, revenant encore tout à coup, et comme entraîné par un mouvement involontaire qui fut sans doute l’arrêt de sa mort, il me dit : « Avant de me décider, il faut que j’aille dire deux mots en bas. » Il descend avec rapidité en me criant : « Aurèle, voilà ton tailleur qui monte. » En effet, je suis forcé de m’arrêter quelques instans avec cet homme, puis je descends. Joyant était à déjeuner dans la chambre de ces dames, et là je ne pus m’empêcher de témoigner l’inquiétude que me causait la situation de Léopold, qui, à ce que j’appris en cet instant, était allé à l’atelier. Comme nous avions l’habitude constante d’y aller et d’en revenir ensemble, son départ me surprit, et, sans savoir pourquoi, j’y courus plus vite que de coutume. En chemin, je m’aperçus que j’avais la clé de l’atelier dans ma poche. Il n’aura pu entrer, me dis-je, où sera-t-il ? En ce moment, il arriva qu’au détour d’une rue un malheureux chien vint se jeter dans mes jambes en aboyant, et de cet instant un pressentiment funeste s’empara de moi. Tout troublé, j’arrive au palais Pisani ; je demande à notre vieille servante si mon frère y est. — Oui. — Par où est-il entré ? — Il a donné le tour. Je donne le tour ; je trouve la porte fermée. Un trait de lumière m’a frappé : tout mon sang se met en mouvement ; je fais une courte prière pour demander à Dieu du secours, et je revole à la première porte, que j’essaie encore d’ouvrir avec ma clé. Je frappe, j’appelle… rien ! Je m’élance comme un furieux sur la porte, que je brise avec effort ; je traverse un petit vestibule, j’enfonce la seconde porte comme la première… Grand Dieu ! quel coup de foudre ! Mon pauvre Léopold étendu la face contre terre, au milieu d’un lac de sang.

« Pétrifié à cette vue, je tombe à genoux pour recevoir deux soupirs qui s’exhalaient encore de cette dépouille mortelle. Notre vieille bonne poussait des cris et des gémissemens. Je la supplie d’aller chercher du secours et je reste seul. Je jette alors les yeux avec effroi sur ses mains pour chercher l’instrument cruel qui m’a ravi ce malheureux frère, et je le vois posé sur une malle où le sang avait coulé d’abord, et d’où Léopold était tombé après avoir fait son coup infernal.

« Devant ce cadavre sanglant, le souvenir de mon frère Alfred, mort de la même manière dix ans avant, jour pour jour, se présenta