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couteau de la guillotine ; vous irez à l’Hôtel-de-Ville, et la bourgeoisie aura vécu ; vous entrerez au Palais-Bourbon, et le Palais-Bourbon s’écroulera ; toute la chambre des députés se dissipera dans le nihilum album ; M. Guizot disparaîtra comme une ombre, Louis Philippe ne sera plus qu’un fantôme des temps passés, et de tous ces momens évanouis surgira, fière et triomphante, l’idée absolue de la société libre. » Cette dernière phrase n’a pas besoin de commentaire pour les lecteurs qui connaissent le système de Hegel ; on sait, en effet, que l’idée absolue, s’ignorant d’abord elle-même, mais se cherchant avec avidité, traverse toute la création, s’élève degré par degré, et, de la pierre à la plante, de la plante à l’animal, arrive jusqu’à l’homme, en qui elle s’est reconnue enfin, après six mille ans d’efforts, vers le printemps de l’année 1804. Puisque l’idée absolue a retrouvé la pleine conscience d’elle-même, après avoir traversé tous les momens de sa longue et laborieuse odyssée, il semble naturel à M. Grün que ce grand événement porte ses fruits, que l’idée absolue de la liberté traverse aussi tous ses momens, qu’elle brise toutes ses enveloppes, et qu’elle resplendisse toute seule, sans frein, sans règle, dans la pure beauté de l’anarchie. Toutefois, il faut bien le reconnaître, au risque d’humilier les prophètes de l’école hégélienne, l’idée absolue n’est pour rien dans la chute de la monarchie constitutionnelle. Ce fait si imprévu, si prodigieux qu’il soit, s’explique par des causes plus compréhensibles. Les révolutions, en France surtout, savent très bien se passer de la métaphysique allemande, et la Phénoménologie eût fait une singulière figure derrière les barricades de février. Quant aux autres prédictions de M. Grün, quant à la mort de ce qu’il appelle la bourgeoisie et qui n’est autre chose que la France elle-même, nous espérons bien que l’idée absolue ne tuera pas si aisément ce glorieux peuple que Shakspeare appelle le soldat de Dieu. Pour parler avec franchise et sans braver cependant cette redoutable idée absolue, ce danger ne nous inquiète pas ; s’il n’y en avait pas d’autre à l’heure qu’il est, nous avons la hardiesse de croire que le général Cavaignac pourrait lever l’état de siège.

M. Charles Grün abandonne M. Pierre Leroux pour s’occuper du fouriérisme. Saint-Simon, dit-il, a été le Schelling de la France ; Fourier en est le Hegel. Cette comparaison, longuement et gravement développée, n’est pourtant qu’un jeu d’esprit ; j’ai peine à croire que l’auteur l’ait prise au sérieux. Qu’il y ait des relations lointaines et fortuites entre l’illustre penseur de Berlin et le sphinx du socialisme, comme dit M. Grün, cela n’a rien de surprenant ; mais qu’on prétende identifier le ferme esprit qui s’égara si logiquement, si résolûment, dans les voies d’une dialectique impossible, avec ce rêveur qui toujours a marché au hasard, sans plan, sans méthode, et qu’on a très justement appelé le dernier des nécromans du moyen-âge, voilà le plus étrange para-