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termes, si, comme l’Hercule antique, il peut vaincre l’animalité qui l’obsède, la légion infernale qui semble toujours prête à le dévorer. » L’auteur établit très bien que l’homme, créature libre et intelligente, peut triompher de l’ennemi intérieur. Cet ennemi, d’ailleurs, ce n’est pas un Dieu jaloux qui le lui oppose : l’homme est une créature, c’est-à-dire un être fini, limité, et en même temps un composé d’élémens contraires ; sans cette limitation et cette composition, il n’existerait pas ; il n’a donc pas le droit de se plaindre, et Dieu est justifié. Jusque-là, rien de mieux ; le mal moral et le mal physique ont leur raison d’être ; l’objection des athées est mise à néant. M. Proudhon est ici dans la grande voie de la vérité et de la saine philosophie ; par malheur, sa logique particulière vient réclamer ses droits, et c’est elle qui, comme le cheval de l’Arioste, emportera son cavalier dans la lune.

A force de chercher partout des antinomies, ou, en d’autres termes, des oppositions qui se contredisent mutuellement, M. Proudhon est amené à la grande et fondamentale antinomie : Dieu d’un côté, l’homme de l’autre. Dieu est infini ; l’homme est un être limité ; Dieu et l’homme sont deux contraires inconciliables. L’homme, obligé de lutter contre des obstacles sans cesse renaissans au sein d’un monde qui a pour condition première un antagonisme immense de principes ennemis, l’homme, dont la liberté intelligente poursuit et atteindra peut-être un jour la suprême équation des antinomies, l’homme est un être prévoyant et progressif. Dieu, au contraire, puisqu’il n’a pu épargner à l’homme cet épouvantable problème où tant de générations, depuis six mille ans, n’ont trouvé que la misère et la mort, Dieu est l’être imprévoyant par excellence. Pourquoi, dit M. Proudhon, pourquoi n’a-t-il pu, en nous créant, nous révéler le mystère de nos contradictions ? « Précisément parce qu’il est Dieu, parce qu’il ne voit pas la contradiction, parce que son intelligence ne tombe pas sous la catégorie du temps et la loi du progrès, que sa raison est intuitive et sa science infinie. La providence en Dieu est une contradiction dans une autre contradiction. » Ce principe posé, l’auteur ne recule devant aucune conséquence. Le christianisme, la philosophie et le sens commun, d’accord sur cette grande question, affirment que Dieu est infiniment bon, infiniment puissant, infiniment intelligent…, toute la litanie des infinis, dit agréablement l’auteur ; et lui, partant de cette idée, il chante avec un sérieux imperturbable la litanie de ses antinomies. Puisque Dieu est infini, sa bonté, sa liberté, sa science, sont exactement le contraire de la bonté, de la liberté et de la science de l’homme. Dieu donc est un être « essentiellement anticivilisateur, antilibéral, antihumain. » De là une guerre à mort entre l’homme et Dieu. « Dieu et l’homme, s’étant, pour ainsi dire, distribué les facultés antagonistes de l’être, semblent jouer une partie dont le commandement de l’univers est le prix : à l’un la spontanéité, l’immédiateté, l’infaillibilité, l’éternité ; à l’autre la prévoyance,