Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 24.djvu/45

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

est pris, et, depuis plusieurs jours, il a la fièvre. Nous avons peut-être commis une imprudence au commencement de l’été, en faisant un séjour dans les marais Pontins, où nous nous sommes trop échauffés. Cela ne m’a pas empêché de travailler, quoique je l’aie fait mollement. J’ai pourtant commencé un tableau pour pendant à ma peinture du Luxembourg, mais d’un style plus sévère : c’est une scène de Moissonneurs dans les marais. Plusieurs personnes ont vu ma toile, et trouvent qu’elle sera de beaucoup préférable à celle qui représente la Fête. Je n’en serais pas surpris, parce qu’il me semble que je sens mieux le sujet que je traite actuellement. Je peux bien me tromper, car je n’ai rien encore de fini. »

Dans cette composition qu’il avait été trois ans à méditer et qui est aujourd’hui si célèbre, il avait voulu faire ressortir la différence qui distingue les Italiens de Rome de ceux de Naples. Il y eut cela de remarquable, qu’il l’exécuta avec plus d’entrain et de plaisir qu’aucune de ses grandes toiles. On l’a vu menaçant, par dégoût, de crever celle de l’Improvisateur et de la Fête de Naples. — Il eut cent fois le même dessein pour celle des Pêcheurs ; le tableau des Moissonneurs lui donna seul les joies de l’invention et de la verve. Ce fut ce tableau qui partagea les honneurs du Salon de 1831 avec l’Offrande de la Madone, chef-d’œuvre de Schnetz, et l’une des plus belles productions de l’école moderne.

Rien de superflu, dans cette admirable peinture des Moissonneurs, entre la pensée et l’expression. Partout bonheur et variété de poses, éloquence de pantomime fine à la fois et simple, majesté imposante, étude savante, caractère profond et varié des têtes, vigueur de coloris, balancement heureux des lignes. Sur les figures, et de toutes parts, on sent le soleil dont l’atmosphère est embrasée. Le fond fin de ton, bien dégradé, bien à son plan, n’eût pas été désavoué par Claude le Lorrain. Et toute cette variété pleine de puissance et de vie se résume en une saisissante unité.

Avant d’être envoyé à Paris, ce tableau avait été exposé au Capitole et fort applaudi des Romains, dont il flattait l’amour-propre national ; mais le concert d’éloges et d’acclamations qu’il excita à son apparition au salon du Louvre est inexprimable. La foule, qui se laisse porter au flot de la mode, n’avait accueilli qu’avec distraction les premières œuvres de Robert, et ne s’était que lentement initiée à ce style sévère. Le petit nombre de vrais connaisseurs qui aiment réellement la peinture s’indignait de cette froideur et criait au mauvais goût du siècle. Grace à la déplorable habitude qui porte notre pays à tout parquer par classes et à numéroter ses admirations, le gros public avait crié plus fort « Ce ne sont que des scènes familières, des figures de demi-nature, des tableaux de genre, » et l’on n’y prêtait qu’une attention secondaire, comme si autre chose que le talent pouvait créer noblesse et roture