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ne contient pas la moindre description d’une saison de Londres, d’un séjour aux eaux ou d’une course au clocher ; l’auteur n’y fait paraître aucun lion et n’y trace pas la plus légère esquisse du Brummell ou du comte d’Orsay du jour : pas de promenade au parc, pas de dîner à Richmond, pas le moindre phébus mondain. Tout se passe à la campagne, comme si les salons, les villes de bains et les printemps de Londres n’avaient jamais existé. C’est une histoire sobre et sérieuse, consacrée à dramatiser la situation médiocre et dépendante d’une classe très intéressante et très nombreuse parmi les femmes d’Angleterre. Et pour nous, étrangers, l’attrait romanesque que présente une pareille peinture n’est autre chose peut-être que l’intérêt de curiosité qui nous attire vers des scènes de mœurs étrangères.

M. de Chateaubriand parle avec mélancolie de ces cadets de famille qu’on voyait disparaître dans notre ancienne France : « redescendus à la charrue ou absorbés par les classes ouvrières, sans qu’on sache ce qu’ils sont devenus. » Que de tristes tableaux cette pensée évoque ! quelles séries de souffrances matérielles et morales devaient parcourir les victimes du privilège avant de descendre au dernier rang et à l’oubli de leur nom ! Ce flux et ce reflux dans le sort des familles a perdu chez nous beaucoup de son intérêt dramatique, aujourd’hui que toutes les classes de la nation y sont soumises. Quelle est la race qui n’aura pas descendu et monté tous les degrés de l’échelle sociale lorsque le code civil, sous le régime duquel la propriété foncière change de mains tous les dix-huit ans, aura duré un siècle ? En Angleterre, le vieil état de choses existe encore avec les accidens et les contrastes qu’il enfante dans l’histoire des familles, avec ces sacrifices humains que l’aristocratie paie de son sang à la misère pour conserver sur une seule tige la grandeur et la fortune patrimoniales. L’activité politique, coloniale et commerciale du peuple anglais, cet esprit d’entreprise qui lance les Saxons à tous les bouts du monde, corrige, il est vrai, pour les hommes les conséquences du droit d’aînesse, et semble y puiser au contraire un stimulant continuel et un ressort indestructible. Il n’en est pas tout-à-fait de même pour les femmes ; elles n’ont pas les mêmes moyens de conquérir leur place au soleil. Aux confins surtout de la classe moyenne, que de filles de famille, dans les branches cadettes, doivent courir, sur la pente de la pauvreté, à la dépendance et à l’abandon ! Comme on doit retrouver, chez ces femmes anglaises surtout, ce déchirement intérieur, cette fatalité de position si cruellement connues de notre bourgeoisie besoigneuse, qui naissent du désaccord de la naissance, de l’éducation et de la fortune. C’est dans cette classe que notre auteur a choisi l’héroïne de son roman.

Jane Eyre est orpheline. Sa mère avait épousé, contre le gré de sa famille, un pauvre clergyman. Le couple amoureux et déshérité s’était enfui dans une grande ville manufacturière. Là, les privations et les