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field et connaître le sort de Rochester ; mais elle trouve Thornfield détruit. La folle, une nuit, a réussi à y mettre le feu : montée sur les créneaux, comme le mauvais génie du vieux manoir, et dominant l’incendie, elle s’est abîmée dans l’édifice embrasé. Rochester a été arraché aux flammes, aveugle et mutilé. Jane Eyre vole vers lui. Il recouvre la vue. Elle l’épouse.

Après le tort que j’ai fait à ce roman par une analyse nécessairement écourtée, je ne commettrai point l’injustice de le soumettre à la dissection d’une minutieuse critique. On compose un roman avec trois choses : une situation, des caractères et une intrigue. L’auteur de Jane Eyre a choisi une situation vraiment intéressante et romanesque. Cette jeune fille, orpheline, élevée par charité, entrant dans le monde avec une culture d’esprit qui la fait égale à tous, mais dans une condition subalterne et inférieure, mise en contact avec tout ce qu’elle comprend, désire et mérite par l’intelligence et le sentiment, et tout ce que la fortune lui refuse, recevant enfin de l’amour la pleine investiture de la vie, cette histoire sera toujours attachante. Nous la connaissons bien : on nous l’a plus d’une fois racontée, et si, à propos d’un livre éphémère et sans signature, il était permis d’invoquer les grands souvenirs, je rappellerais les Mémoires de Mme de Staal-Delaunay et la douce et gentille Marianne de Marivaux. Je n’ai rien à redire non plus aux caractères de Jane Eyre : ils sont plus énergiques, plus accentués que délicats ; ils sont vrais pourtant, celui de Jane surtout, et chaque scène du roman leur donne dans les plus minutieux détails un relief plein de vie. Mais l’intrigue, voilà le côté défectueux. Je ne conçois pas que, pour développer sa situation et ses caractères, l’auteur de Jane Eyre n’ait pu trouver une action plus simple ; je ne conçois pas qu’il ait cru avoir besoin d’une complication d’incidens mal soudés par un lien quelquefois invraisemblable. L’auteur de Jane Eyre avait pourtant assez de talent pour faire une œuvre irréprochable et complète.

Mais ce que je ne cesserai de louer, c’est l’inspiration mâle, saine, morale, qui anime Jane Eyre à chaque page. Quoi que puissent dire nos romanciers, ce livre prouve une fois de plus que la fiction trouve des ressources infinies dans la peinture des mœurs honnêtes, des événemens réguliers de la vie réelle, de l’essor simple et franc des passions. Quand aurons-nous donc fini, nous, Français, de creuser dans nos romans, avec un acharnement de monomanes, cette métaphysique, cette diplomatie subtile, même profonde quelquefois, des penchans dépravés, des affections corrompues, des entraînemens monstrueux, de tout ce qu’enfante la fermentation du mal dans la nature humaine ? Il faut bien peu vivre de la vie active, robuste, militante, à laquelle Dieu nous a destinés en nous donnant cette terre à pétrir de nos mains, pour croupir dans ces sordides imaginations, comme le Chinois hébété dans