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aux rudesses de la nature, l’objet de son amour ? L’idée seule soulève la conscience. C’est dans M. Thiers qu’il faut aussi chercher la brillante peinture des bienfaits de l’hérédité, du cachet original et puissant qu’elle imprime à notre espèce. Chose admirable en effet, ici encore la faiblesse apparente et primitive de l’homme est précisément le secret de sa grandeur future. En comparaison du lionceau, à peine échappé de la tanière, qui s’élance en rugissant dans le désert, de l’aiglon, sorti du nid, qui s’envole sur les ailes de l’ouragan, l’enfant, avec ses lisières, ses nourrices et ses maîtres, paraît, je l’avoue, bien misérable ; mais cette dépendance des générations qui affaiblit l’individu assure l’empire de la race entière. L’homme a besoin de l’homme pour vivre : c’est sa faiblesse ; l’homme hérite de l’homme : c’est sa force, car il n’hérite pas seulement de ses biens matériels, il hérite encore de son intelligence. L’hérédité, comme l’éducation, est morale aussi bien que matérielle. Avec le fruit de ses sueurs, le père laisse à ses fils le fruit de ses réflexions, ce qu’il a appris, conçu, imaginé pendant cinquante ans d’expérience. Le fils part du point où le père est resté, il pénètre plus avant dans les voies de la richesse et de l’intelligence. Les travaux humains ne sont point ainsi limités à une seule et éphémère génération : ils passent de mains en mains, ils s’accumulent, se développent, se superposent, pour ainsi dire, et forment le piédestal sur lequel la civilisation s’élève.

Et en même temps qu’ainsi, par l’hérédité, les hommes s’élèvent, s’éclairent et s’enrichissent, ils s’étendent et couvrent la terre. La famille se multiplie, et l’hérédité, sous ses formes diverses, pourvoit à la multiplication de la famille. C’est une chose curieuse à suivre, en effet, que le mouvement de la population tel qu’il s’opère à la surface d’un pays, mais en rayonnant toujours par l’hérédité autour de la famille. Les peuples nomades, dont les livres saints nous racontent la vie, les colons de certaines provinces d’Amérique, nous montrent ce mouvement plus à découvert qu’on ne l’aperçoit sous les fils mêlés de nos sociétés compliquées. Dans ces familles primitives, jusqu’à la mort du père, les fils sont groupés autour de lui, l’aidant dans ses travaux, mangeant à sa table, recevant ses inspirations, obéissant presque à ses ordres. Le père mort, le toit paternel est trop étroit pour les contenir plus long-temps. L’un des fils, souvent l’aîné, garde la terre, les autres vont chercher fortune ailleurs ; mais les uns et les autres reçoivent en héritage une partie des travaux paternels, car l’aîné reçoit la terre, non pas nue et inculte, mais fertilisée par des années de travaux et de culture ; il trouve le travail de son père incrusté, pour ainsi dire, dans le sol. Les autres emportent avec eux les instrumens, les provisions, le bétail, en un mot tout ce qui leur permet d’aborder l’œuvre difficile d’une culture nouvelle. A chaque génération, le même phénomène s’opère, et, par degré, le sol entier passe ainsi sous la main de l’homme.