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à sa réponse. Il sait ce qu’il lui en coûte pour en allumer çà et là quelques faibles étincelles. Il professe, au contraire, que le cœur humain est égoïste par nature, et que la charité n’y prend racine que par miracle. Il appelle ce miracle conversion, changement. Comment s’y prend-il pour l’opérer ? Ce n’est point à moi de le dire. Assurez seulement que si le christianisme entreprend de changer l’homme, c’est que, comme Prométhée, il pense avoir dérobé le feu du ciel. Conçoit-on maintenant comment on peut dire avec certitude que les doctrines sociales et la foi évangélique sont la négation l’une de l’autre, et qu’il faut que l’une cède la place à l’autre ? Quoi ! il y aurait un moyen de donner ici-bas à l’homme, pour un travail modique, un bonheur assuré, et depuis tantôt dix-huit cents ans l’Évangile prêcherait à l’homme que le travail et la peine sont deux chaînes rivées à son cou, qui ne se brisent qu’avec la vie ! Quelle imposture intéressée ! Quoi ! il suffirait de décréter la charité dans les lois pour qu’elle s’allumât dans les cœurs, et l’église, pour l’inspirer à ses fidèles, les fatigue par les larmes de la pénitence et les austérités de la retraite ! Quelle torture inutile ! Déchirons l’Évangile, fermons les églises ; un préambule de constitution va suffire.

Nous sommes heureux de finir, comme M. Thiers lui-même l’a fait, en plaçant la cause de la société sous l’aile de la religion. C’est sa place, et plût au ciel qu’elle ne l’eût jamais quittée ! Entre le christianisme et la société, il existe non pas assurément une conformité parfaite (l’une est humaine, et l’autre divine), mais une solide alliance, consacrée par le temps. Cette société, le christianisme ne l’a pas faite, car elle a commencé avec le monde ; mais il l’a acceptée, il s’y est fait naturellement sa place, et, en l’acceptant, il en a tempéré et tempère chaque jour la rudesse. Sans prétendre la réformer brusquement et par secousse, encore moins par autorité législative et par violence populaire, il y a insinué, par une action douce et lente, la chaleur de son esprit ; il n’a pas brisé ses ressorts, mais il en a adouci le jeu. Il oppose aux mobiles d’un intérêt légitime qui, en la faisant avancer, peuvent l’égarer, le contre-poids des mobiles élevés dont lui seul a le secret, aux excès de l’égoïsme les miracles du dévouement. En la corrigeant ainsi, il la protège et la défend. Cette union salutaire a été troublée parmi nous plus d’une fois ; puissent la crise actuelle et le péril commun l’avoir cimentée de nouveau ! Les paroles pleines d’émotion qui terminent le livre De la Propriété, et qui prennent tant d’autorité dans la bouche de M. Thiers, nous en donnent l’espérance. Si elle devait se réaliser, nous n’aurions ni trop de douleur du présent ni trop de découragement sur l’avenir.


ALBERT DE BROGLIE.