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Je ne devrais pas vous parler de cette façon ; il n’y a qu’un esprit impie qui puisse l’oser. Cependant je ne suis ni assez vieux ni assez magnanime pour annuler ce que je sens, ce serait peut-être vous faire un mauvais compliment. J’espérais, il y a quelque temps, stimuler votre engourdissement par mon entrain, vous montrer en ce monde des choses dignes de vous occuper, et maintenant, dès que je suis seul, je me réjouis de ce qu’il existe une chose qui s’appelle la mort, et je rêve la gloire de finir en mourant pour quelque grand projet. Peut-être, si mes affaires étaient dans une autre situation, n’aurais-je pas écrit ce qui précède ; vous en jugerez. J’ai deux frères : l’un, tant ce monde a pesé sur lui, a été forcé de s’en aller en Amérique ; l’autre, avec un goût exquis pour la vie, s’éteint dans la langueur. Mon amour pour mes frères, depuis la perte prématurée de nos parens et mes premiers malheurs, est devenue une affection plus forte que l’amour même qu’inspirent les femmes. J’ai été d’un mauvais caractère avec eux, je les ai tourmentés ; mais leur souvenir a toujours effacé l’impression qu’une femme aurait pu faire sur moi. J’ai aussi une sœur, et je ne puis les suivre ni en Amérique ni dans la tombe. Il faut subir la vie, et c’est certainement une consolation pour moi de penser qu’avant qu’elle s’éteigne je pourrai faire encore un ou deux poèmes. »


Ces lignes, écrites après la publication de son premier volume de poésies, dédié à Leigh Hunt, le montrent déjà mort et épuisé, tant ses belles visions grecques ont mal réussi à calmer ou à nourrir son ame ; il ne croit pas, il n’aime pas, Dieu n’est rien ; il ne veut que le temps d’écrire un ou deux poèmes. Les femmes lui sont indifférentes, et la vie n’a d’autre but que ces beaux vers qui achèvent de le tuer. Une fois en Écosse, où les règles sociales se présentent sous des formes dures, notre païen est saisi d’une colère violente contre le christianisme ; il se hâte de passer en Irlande, où l’on est moins moral et moins farouche. Ses réflexions sur les deux pays le caractérisent on ne peut mieux :


« 6 juillet 1818. — Hier matin, nous nous sommes mis en route pour Glenluce, afin de visiter dans les environs quelques rivières ; elles n’en valaient guère la peine. Partis pour Stanraër par un soleil brûlant, nous avions déjà fait six milles quand la diligence nous rattrapa. Nous y montâmes, et en ce moment, après avoir gagné Port-Patrick, me voici dans la petite Irlande, d’où je vous écris. Les dialectes des frontières voisines d’Écosse et d’Irlande se ressemblent beaucoup ; cependant je remarque une grande différence dans les populations. J’en puis juger par la servante de l’auberge tenue par M. Kelly : cette fille n’est Écossaise en rien, quoique blonde ; c’est une bonne enfant, toujours prête à rire, parce qu’elle n’est point sous l’horrible loi du kirk écossais[1]. Ces hommes du kirk ont fait du bien à l’Écosse ; ils ont appris le soin et la prévoyance aux hommes, aux femmes, aux vieillards, aux jeunes gens, aux vieilles et aux jeunes femmes, aux garçons, aux filles et aux enfans ; ils ont ainsi formé des bataillons de gens ménagers et laborieux. Cette armée d’êtres économes ne peut

  1. Église calviniste presbytérienne.