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langue, la pauvre Mary l’avait préparée pour moi, et je pouvais en manger lorsqu’elle était si loin, elle ! Une pensée me vint et me soulagea ; si je m’abandonne à ces sentimens, il n’y aura pas une chaise, une chambre, un objet dans notre appartement qui ne réveille en moi les douleurs les plus aiguës ; il faut que je m’élève au-dessus de ces faiblesses. J’espère que ce n’était pas manquer à la sensibilité vraie. Cependant je ne me suis pas laissé mener trop loin. Le second jour (je date du jour des horreurs), suivant l’usage dans ces circonstances, il y avait, je crois, une vingtaine de personnes soupant dans notre chambre ; on me décida à manger (car je n’ai jamais refusé de manger). Ils menaient tous les choses assez gaiement dans la chambre. Quelques-uns étaient venus par amitié, quelques-uns par un empressement curieux, d’autres par intérêt ; j’allais prendre part à leur souper, lorsque le souvenir me vint que ma pauvre mère morte était étendue à côté, dans la chambre voisine, une mère qui, durant sa vie, n’avait rien désiré que le bonheur de ses enfans. L’indignation, la rage de la douleur, une espèce de remords, s’emparèrent de moi. En proie à une agonie d’émotion, j’entrai machinalement dans la chambre voisine, et je tombai à genoux auprès du cercueil, demandant pardon au ciel et quelquefois à elle de l’avoir si tôt oubliée. Le calme revint ; c’est la seule émotion violente qui m’ait dominé, et je crois que cela m’a fait du bien.

« Je vous raconte ces choses, parce que j’aime vous donner un fidéle journal de ce qui se passe en moi. Nos amis ont été très bons. Sam Le Grice, qui était en ville, resta avec moi les trois ou quatre premiers jours, et fut un frère, me donnant tout son temps, amusant mon pauvre père ; il lui parlait, lui faisait des lectures, jouait aux cartes avec lui (la mémoire du pauvre vieux est si courte qu’il jouait aux cartes, comme s’il ne s’était rien passé, tandis que le coroner faisait son enquête)… M. Norris, de l’hôpital du Christ, a été un père pour moi, Mme Norris une mère, quoique nous ayons peu de droits sur eux. Un gentleman, frère de ma marraine, de qui nous n’avions aucun motif d’attendre un pareil secours, a envoyé à mon père 20 livres, et, pour couronner tous les bienfaits de Dieu sur notre famille en un pareil moment, une vieille dame, cousine de mon père et de ma tante, qui a de la fortune, prendra ma tante chez elle, et entourera d’aises les courts momens qu’il lui reste à vivre. Ma tante est remise, et aussi bien que jamais ; l’idée de s’en aller lui sourit fort ; elle nous abandonne généreusement l’intérêt de son petit pécule (qu’elle payait à mon père pour sa pension). En comptant cela, nous avons, mon père et moi, pour nous deux et une vieille servante qui le soigne quand je suis dehors, 170 où 180 livres par an, sur lesquelles nous pouvons bien épargner 50 où 60 livres au moins pour Mary pendant le temps qu’elle restera à Islington, et elle doit y rester tant que son père vivra… La bonne dame de la maison des fous et sa fille, une élégante et charmante jeune femme, sont éprises d’elle, et je tiens de la propre bouche de ma sœur qu’elle les aime beaucoup et veut rester avec elles. Pauvre créature ! l’autre matin, elle leur disait qu’elle savait qu’elle était à Bedlam pour la vie ; qu’un de ses frères le voulait ainsi, l’autre non, mais serait obligé de céder ; que souvent, en passant devant la maison des fous, elle avait pensé : « Mon destin est de finir là mes jours, » s’étant aperçue quelquefois d’une certaine légèreté dans sa pauvre tête… Si mon père, une vieille domestique et moi, nous ne pouvons vivre, et vivre comfortablement, pour 130 où 120 livres par an, nous irons à petit feu ; mais je ne veux pas que Mary aille à l’hôpital… Ma pauvre