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Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 1.djvu/197

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maintenant que j’ai dit adieu à mon aimable ennemi, le tabac, peut-être me mettrai-je noblement au travail. Au diable le travail ! je voudrais que tout l’an fût fête ; je suis sûr que l’indolence — une indolence absolue — est le véritable état de l’homme, et que les affaires ont été inventées par le vieux malin, dont l’intervention a forcé Adam à prendre le tablier et la houe. Plume et encre, commis et bureaux sont des raffinemens infligés il y a quelque mille ans par ce vieux bourreau sous prétexte que le commerce réunit les rivages éloignés, répand et fait progresser la science, le bien spirituel, etc., etc. » Le pauvre commis se vengeait, comme nous tous, de son métier en en disant tout le mal imaginable. Il prenait plaisir parfois à écrire à Wordsworth, le sublime lakist, sur le papier à formules mercantiles de son bureau ; il interrompait des divagations poétiques par des exclamations comme celles-ci : « On m’appelle pour faire les dépôts de coton. — Mais pourquoi vous parler de cela, vous n’avez pas assez d’intelligence pour comprendre le grand mystère des dépôts, de l’intérêt, de la rente de l’entrepôt, du fond contingent. » « Ce siècle des droits de douane, écrit-il à Coleridge, aurait forcé le prédicateur du sermon sur la montagne à prendre une patente, et n’aurait pas laissé circuler les épîtres de saint Paul sans timbre. » Il se plaignait aussi de la fatigue excessive de sa besogne commerciale, qui lui prenait neuf heures par jour. « J’en ai l’esprit si brisé, disait-il, que mon sommeil n’est qu’une suite de rêves d’affaires qui ne se font pas, d’assistans qui ne me donnent aucune assistance, et de responsabilité terrible. » Enfin, plus tard, en 1815, il poussait ce cri si peu anglais : « O heureux Paris, séjour de l’oisiveté et du plaisir ! j’apprends de quelques Anglais qui en reviennent qu’on n’y aperçoit pas un comptoir dans les rues. Qu’un tremblement de terre vienne donc engloutir cette cité mercantile et ses négocians grippe-sous nés, comme dit Drayton, pour la malédiction de cette belle île. » Malgré toutes ces imprécations, Lamb garda sagement et honnêtement sa place de commis jusqu’à l’époque (en 1824) où les directeurs de la compagnie lui donnèrent, après trente-deux ans de service, une bonne pension de retraite. Pour lui, cette place était ce que fut la copie de musique pour Rousseau. De nos jours, qu’a-t-il manqué parmi nous à bien des esprits charmans pour viriliser leur talent, en donner l’entière mesure et vivre heureux ? Une seule chose, mon Dieu ! le courage de gagner leur vie comme Rousseau en copiant de la musique, ou en travaillant dans un bureau comme Lamb.

La littérature pourtant était chargée de lui fournir un mince supplément de ressources. Nous avons vu que Lamb pensait à une comédie burlesque ; il la fit jouer, en 1806, à Drury-Lane sous le titre passablement original de M. H… Elle fut sifflée à outrance. Lamb prit gaiement son fiasco. Il n’avait pas prévenu ses amis de sa tentative ; mais il leur envoya