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un homme qu’on s’est moqué de lui perpétuellement depuis l’instant où l’on a eu le plaisir de le rencontrer n’est pas facile. Il chercha une périphrase. La périphrase, il ne la trouva pas d’abord ; mais heureusement la porte s’ouvrit, et la jeune Polonaise parut. M. de Mortemer lui apprit le véritable service qui leur était rendu, et les remerciemens recommencèrent. Ladislas, qui regardait la jeune femme avec une admiration passionnée, crut comprendre que la nouvelle de son brusque départ la surprenait un peu. Son œil intelligent interrogea rapidement le regard animé de notre ami, et une pensée indéfinissable pétilla entre ses longs cils. Elle était plus que jamais charmante. Débarrassée de tout châle, sa taille se montrait dans sa souple beauté, et ses beaux cheveux, fraîchement roulés, paraient mieux sa tête que tous les chapeaux du monde. Tandis que Ladislas, tout en demandant des nouvelles de Mme de Mortemer, observait ces choses avec émotion, le vieil officier ruminait une proposition qu’il formula bientôt, après l’avoir rapidement soumise à la jeune femme. C’était tout simplement une invitation à dîner. — Maître actuel du logis, disait-il, c’était à lui d’y recevoir. Il serait désolé de voir se terminer si brusquement, et sans connaissance plus ample, une si aimable rencontre. Faute de chambres, il avait découvert dans Chantilly des comestibles, et d’ailleurs il avait apporté le matin de Paris, comme en cas, un excellent pâté de chez Chevet, et une vieille bouteille du jerès le plus authentique. À la guerre comme à la guerre, ajoutait-il, nous dînerons sans façon, et au dessert, mordieu, vous nous chanterez, madame, une chanson de votre pays. Et dans sa gaieté le grognard eût pris volontiers la taille de sa voisine.

Vous devinez si Ladislas se fit prier long-temps. Jamais partie de campagne n’aurait été mieux couronnée. Il était, assurait-il, tout-à-fait reconnaissant de l’invitation. Son domestique était suffisamment cuisinier ; on s’empressa de toutes parts, et un repas champêtre fut servi. Mme de Mortemer ne devait pas quitter sa chambre ; trois convives seulement s’assirent donc autour de la table.

Le plus embarrassé des trois, c’était sans contredit Ladislas. Lui seul n’était pas dans le vrai. Il avait un rôle à jouer, un rôle dont la difficulté, exigeant une continuelle présence d’esprit, arrêtait toute saillie et laissait peu de champ à cet imprévu qui fait le charme de la conversation. De son côté, la Polonaise observait, non sans une vague inquiétude, ce jeune homme qu’une bizarre combinaison de circonstances avait si rapidement jeté dans son intimité. Surprise, sinon mécontente, de ce regard ardent qui ne la quittait guère, dans lequel, avec son instinct féminin, elle ne pouvait s’empêcher de lire une déclaration d’amour continuelle, elle pressentait un péril dont le vieux militaire n’avait aucune idée. Il m’a toujours semblé que le langage des yeux pouvait se comparer au langage de la musique. Le regard humain recèle, comme l’harmonie, une puissance magnétique qui subjugue la