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l’art ; le talent, quelque vigoureux qu’il soit, a besoin de discipline. Ici elle manque absolument. Le romancier est invité par l’exemple des plus grands noms à publier son œuvre par fragmens, par feuilletons, par livraisons détachées, dont la succession peut se prolonger démesurément, pourvu que l’intérêt du récit se maintienne où renaisse. Point de rhythme, de cadre, de limites ; les aventures s’enchaînent aux aventures, les caractères aux caractères. On peut suspendre reprendre, interrompre, varier, contredire au gré de la fantaisie le récit commencé. Des élémens si fluides, un moule si commode, un public si complaisant, ne tournent guère au profit de l’art. Les hommes les mieux doués, tels que Walter Scott et Dickens, ne résistent pas à ces entraînemens. Chez tous, ainsi que chez Richardson, qui procédait comme eux, il y a des longueurs, des redites et des faiblesses. Un romancier à la mode vit dix ans tout au plus, la vie d’une constitution chez les peuples qui se constituent. Il se voit remplacé de son vivant par un nouvel improvisateur de fictions, adorées à leur tour. Pourquoi nous plaindre de cette succession rapide et de cette perpétuelle émission ? C’est à nous de jouir du talent ; c’est à la postérité de choisir les chefs-d’œuvre. Ainsi sont éclos les trente volumes de Waller Scott, les vingt volumes de Bulwer et tous les romans de Dickens. M. William Makepeace Thackeray se présente à son tour, et ses titres valent au moins ceux des dynasties auxquelles il va succéder.

Il a même sur quelques-uns de ses prédécesseurs l’avantage d’avoir vu et observé beaucoup plus de choses, d’hommes et de pays. Son horizon est infiniment plus vaste que celui de Walter Scott. Jeté çà et là, comme Énée, par les incidens de sa vie, il a conversé avec l’étudiant allemand en Schlafrock, — avec le jeune élève de nos ateliers de peinture coiffé de son feutre pointu ; il connaît aussi bien les tables d’hôte musicales des bords du Rhin que les clubs de Londres et les cercles de Paris. Il s’est mêlé aux illustrations majestueusement stupides que les Indes orientales renvoient à l’Angleterre et aux habitués de Tortoni. C’est donc un homme d’expérience et de savoir-vivre, qui ne fait pas du style pour noircir des pages, — un homme qui a beaucoup senti et beaucoup souffert : inévitable loi de tous les talens originaux. Ses livres ne sont que de l’expérience dramatisée.

Né à Calcutta en 1811, fils d’un civil servant, c’est-à-dire d’un employé supérieur de la compagnie (et l’on sait de quel revenu et de quelle considération jouissent les civil servants anglo-britanniques), il perdit son père dans la première jeunesse, et fut envoyé en Angleterre. Comme la plupart des radicaux et des libéraux, il était noble de race, et fut élevé à la façon de ses pareils, d’abord dans l’école « d’un horrible tyran, » c’est ainsi qu’il l’appelle, ensuite à Charterhouse et à Cambridge, où il fut le condisciple de Warburton, de Kinglake et de