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Lafontaine. Dobbin, le sublime Dobbin, est comique et n’en est que plus touchant. Disons quelques mots de sa jeunesse. Dés l’enfance, c’était un écolier bien peu brillant que Guillaume Dobbin, fils d’un marchand de denrées coloniales de la Cité et admis à partager les bienfaits de l’éducation, moyennant une fourniture périodique et constante de chandelles, d’huile, de savon, de sucre et de thé, qui servaient à la consommation de l’établissement. L’épicier, membre utile et indispensable de la communauté, sert de point de mire à toutes les mauvaises plaisanteries de l’Allemagne, de l’Angleterre et de la France. Dès que les camarades de Dobbin surent qu’il n’était pas fils d’un gros négociant ; comme on l’avait dit, mais qu’il recevait en fournitures grammaticales l’équivalent des factures paternelles, sa vie fut un perpétuel martyre. Gauche et mal bâti, l’air naïf et timide, avec ses grands bras ballans terminés par des mains énormes, ses petits yeux ronds et enfoncés, sa dégaine irrégulière et pesante, et très peu de vivacité dans la réplique, il ne donnait que trop de prise à cette tyrannie implacable de l’enfance et du collège. On lui envoyait par la poste des lettres pour lui commander six mille quintaux de café ; il trouvait dans son lit une énorme chandelle coiffée de son bonnet, et, toutes les fois qu’il entrait dans la classe, vingt voix lui demandaient si le savon était en baisse, et si c’était à cause de cela qu’il ne s’était pas lavé les mains. Le pauvre garçon finit par croire que ses bourreaux avaient raison, et que de tous les crimes le plus infâme était bien certainement de débiter de la chandelle et de l’huile, soit en détail, soit en gros. Dans un coin de la cour où jouaient les enfans se trouvait une espèce de serre abandonnée où il se retirait pendant la récréation, pour échapper aux persécutions de ses camarades. Il ne leur en voulait pas, il n’en voulait à personne : quand il comparait la disgrace de sa tournure, ses épaules rondes et ses grandes oreilles avec l’élégance de taille et la souplesse de mouvement du jeune Osborne, quand il mesurait la distance qui séparait son imagination lente et sa conception pénible de la rapide compréhension qui distinguait plusieurs de ses condisciples, il était tenté de se reconnaître comme appartenant il une nature inférieure. Il se résignait à sa condition sans haine, mais non sans amertume. Cette pauvre ame repliée sur elle-même savourait douloureusement tout le malheur invincible qui l’accablait. Il souffrait beaucoup. Qui ne se souvient d’avoir eu de pareilles heures dans sa jeunesse ? Alors le sentiment de l’injustice est poignant et insupportable, et c’est surtout aux natures exquises et généreuses qu’il inflige les blessures les plus profondes.

Dobbin ne trouvait pas mauvais que l’on se moquât de lui : c’était son lot ; il le méritait bien, car il n’avait jamais pu scander un vers latin ni se souvenir de tupto, tupteis, tuptei. Quand il avait achevé sa sixième comme il était le dernier de sa classe, on la lui faisait recommencer,