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Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 1.djvu/576

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deux ou trois mots, celui-ci poussa un cri d’étonnement, replaça le verre sur la table et suivit Dobbin d’un pas rapide. « Les Français ont passé la Sambre, lui avait dit Dobbin, notre gauche est engagée, et nous nous battons dans trois heures. » George Osborne n’était point un méchant homme ; c’était seulement un cœur médiocre et un esprit ordinaire. L’heure terrible qui allait sonner lui en dit plus que tous les sermons de Dobbin. En revenant chez lui, mille pensées l’agitèrent : ce mariage conclu malgré son père, cette jeune femme innocente et charmante, ces folies de la nuit passée, sa faiblesse qui l’avait fait céder aux séductions de Rébecca, son étourderie, son imprévoyance. Déjà son petit capital était dissipé ; s’il mourait, qui prendrait soin d’elle ? Après avoir désobéi à ce père généreux, n’allait-il pas laisser dans la misère cette jeune fille dévouée ? Il se mit à écrire à son père ; un pâle rayon sillonnait le ciel au moment où il cachetait sa lettre et écrivait l’adresse sur l’enveloppe. À son arrivée chez lui, il était entré dans la chambre à coucher d’Amélie, qu’il avait trouvée endormie ; il l’avait cru du moins. La lettre écrite et cachetée, il rentra dans la chambre, et vit sa jeune femme dans la même attitude. À sa première entrée, elle ne dormait point ; elle tenait ses yeux fermés pour n’avoir pas l’air de lui faire un reproche de ce qui l’inquiétait. Ce petit cœur timide et tendre fut charmé et consolé qu’il rentrât si tôt après elle, et, se retournant de son côté au moment où il était sorti sans bruit de la chambre, elle s’était endormie légèrement.

Quand George rentra, la veilleuse éclairait cette douce et pâle figure, sur laquelle se projetait l’ombre de longs cils noirs. Un petit bras blanc et rond sortait de la couverture ; George se trouva bien faible et bien coupable en face de tant de pureté. Il resta quelque temps debout auprès du lit, la regardant dormir et priant pour elle, si la mort s’emparait de lui le lendemain. Puis il prit la petite main blanche et immobile, et se pencha doucement vers l’oreiller qui soutenait cette tête innocente. Tout à coup les deux yeux d’Amélie s’ouvrirent. — Je ne dors pas, George, lui dit la pauvre enfant avec un sanglot qui semblait prêt à briser sa poitrine, et ses deux bras, se rejoignant par-dessus la tête de George, le tinrent enlacé. Dans ce même instant, le bruit criard des cornemuses écossaises et le terrible clairon de la cavalerie retentissaient de rue en rue et appelaient les hommes au combat.

Cependant Rébecca, se souriant à elle-même dans ses rêves, la tête enveloppée de dentelles, dormait paisiblement, assez peu occupée de Rawdon, qui bivouaquait enveloppé dans son manteau et trempé de pluie. Il ne dormait pas, lui ; tout immoral et grossier qu’il fût, il aimait ; les mille séductions de Rébecca s’étaient enlacées autour de ce cœur violent, comme les serpens de Laocoon l’environnent et pressent