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ractère de Githa, avec son respect à demi superstitieux pour les dernières volontés du mourant, ont surtout quelque chose d’antique et d’étrangement saisissant. La poésie des temps barbares est bien là.

Et cependant, je dois le dire, malgré tous ces mérites, l’œuvre du romancier ne satisfait pas entièrement. Quoique beaucoup plus exempte d’affectation que le Dernier des Barons, elle laisse encore trop sentir le talent du machiniste. La majesté y est quelque peu emphatique. Si les pensées sont sérieuses, elles sont trop disposées en vue de l’effet. Peut-être aussi M. Bulwer ne sent-il pas le passé aussi bien qu’il le comprend. Il ne semble pas que ses personnages soient des êtres engendrés tout d’une pièce en lui par les impressions de ses lectures. Plusieurs de ses créations ont dans leurs élémens ces désaccords latens auxquels on reconnaît toujours les combinaisons de l’esprit. Le romancier sans doute met en elles tout ce qu’une étude approfondie peut faire découvrir dans les hommes du passé, il sait reconstruire une époque avec tous les moteurs que les lumières de nos jours et nos progrès dans la science psychologique nous ont permis de concevoir pour nous rendre compte des faits consignés dans les chroniques : il restitue bien les actes, les intrigues, les querelles de partis, et même les instincts du temps ; mais le développement intellectuel qu’il donne à ses acteurs n’est pas toujours l’état moral qui a pu produire de tels effets. Pour exceller comme artiste dans le roman historique, il lui manque un élément essentiel, la conviction ou plutôt le sentiment que tout progrès de l’humanité est le résultat d’une longue suite d’efforts, que les hommes du XIe siècle, par exemple, n’avaient pas la même puissance que ceux de notre époque pour formuler des abstractions, Guillaume de Normandie pouvait trouver bon que le clergé sût le latin et ouvrît des écoles ; mais il est fort douteux, à mon sens, qu’il eût agi comme il a agi, s’il avait été capable de, concevoir l’idée abstraite des avantages de l’instruction. Le moyen-âge disparaît encore pour moi quand j’entends le même prince s’écrier dans l’œuvre de M. Bulwer : « L’homme a droit à son amour comme le cerf à sa femelle ; celui qui prétend me contester mon amour ne s’attaque pas en moi au duc, mais à l’être humain. » Le patriotisme des Anglo-Saxons du romancier est également bien empreint de l’idéalisme moderne ; j’en dirai autant de la philosophie d’Harold et surtout de ses amours avec Édith, qui ressemblent tout-à-fait aux passions platoniques de notre siècle. Je ne conteste point qu’un homme ait pu aimer chastement sous le règne d’Édouard-le-Confesseur. Les instincts des fils existaient plus ou moins chez les aïeux, mais les aïeux évidemment les interprétaient d’une autre manière, et, s’ils respectaient une femme aimée, leur respect n’était nullement un sacrifice offert au même idéal dont leurs descendans se sont fait un culte dans leurs amours. Si rares que soient